« La réindustrialisation, j’en parle depuis près de 50 ans ! » (Agnès B.)

Ses créations ont été portées par David Bowie, Robert Redford, Madonna, Nekfeu ou encore Patti Smith. C’est une icône de la mode française, mais elle a tracé sa route en dehors du sérail. Connue pour ses cardigans pression et ses blousons fifres – vendus dans plus de 220 boutiques dans le monde, dont la moitié au Japon –, la discrète Agnès B. multiplie les casquettes : styliste, collectionneuse d’art, galeriste, mécène… Mais s’il est bien une chose à laquelle cette femme d’affaires est toujours restée fidèle, ce sont ses engagements. Pionnière de la fabrication française, elle défend une mode responsable et intemporelle. C’est dans ses bureaux parisiens, dont l’entrée porte les couleurs jaune et bleu de l’Ukraine, près du canal Saint-Martin, qu’elle nous a reçus. (Cet article est issu de T La Revue n°16 - Réindustrialiser et décarboner la France)
(Crédits : © Sylvie Lancrenon)

En tant que styliste, comment garder l'inspiration, au bout de 50 ans de métier ?

Je suis curieuse de tout, et gourmande de la vie... Je ne m'ennuie jamais ! C'est ainsi que je reste connectée à mon époque. Qui plus est, j'ai grandi à Versailles, où j'ai fait les Beaux-Arts. Toute mon enfance, j'ai arpenté les allées du château et les jardins, avec des yeux écarquillés. Tout m'inspire : les artistes, la nature... mais surtout, la rue. J'observe les passants et ce qui est écrit sur les murs - j'ai d'ailleurs toujours été une grande passionnée de graffitis. Quand j'étais plus jeune, armée d'un vieux Nikon bon marché, j'aimais parcourir les villes et prendre des clichés, mais aussi faire du dessin, des films... Mon coin préféré, en ce moment, c'est Belleville.

Les lieux ont donc une certaine importance dans votre processus de création...

Oui, il y a quelque chose de quasiment mystique dans ma vie et ma relation aux lieux. J'ai ouvert ma première boutique en 1975, rue du Jour, dans le quartier des Halles, à Paris. Aujourd'hui, mes bureaux se trouvent rue Dieu... Plutôt lumineux, vous ne trouvez pas ? J'ai d'ailleurs une foi inébranlable. Et si je rechigne à me présenter comme une catho de gauche - parce que je n'aime pas cette étiquette -, mes croyances sont le socle de mes engagements.

Justement, parlons de vos engagements. Vous êtes l'une des pionnières de la fabrication française. Vous ne vous êtes jamais découragée ?

Jamais. J'ai toujours eu un côté franc-tireur dans le milieu. Depuis le lancement de ma marque, j'ai refusé de faire de la publicité, de céder aux diktats de l'industrie, et je dois reconnaître que Mai 68 y est pour beaucoup. Les situationnistes m'ont aussi beaucoup influencée. Quant au made in France, je le défends autant que faire se peut, mais il y a encore tant de chemin à parcourir...

Selon vous, comment le revaloriser et l'encourager ?

Avec des mesures concrètes. Quand je vois que les fleurons de la dentelle de Calais ont été vendus aux Chinois il y a quelques années, je trouve cela déplorable... Il faut des aides financières pour reconstruire ou renforcer la fabrication française. Mais aussi créer des écoles spécialisées et des formations sur les professions techniques comme celles des mécaniciens, coupeurs... Il y a beaucoup trop d'écoles de stylisme et trop peu d'offres sur les métiers techniques. Ils sont pourtant essentiels pour éviter la disparition de notre savoir-faire. Qui plus est, vous n'imaginez même pas à quel point les clients japonais apprécient le fait que nos vêtements sont fabriqués en France. Cela peut sembler anecdotique, mais une étiquette « made in France » est une véritable valeur ajoutée !

Aujourd'hui, que fabriquez-vous en France ?

Nos célèbres cardigans pression sont faits à Troyes depuis 1979. Idem pour les marinières. Le tramé de laine vient de la Drôme, les chemises des Pays de la Loire, les cuirs d'Île-de-France... Grosso modo, le made in France représente 40 % en valeur de nos achats.

Cela ne vous empêche pas de travailler avec d'autres pays...

Bien sûr, avec des fournisseurs que l'on sélectionne sur le volet et qui correspondent aux valeurs que nous portons. En Tunisie et au Maroc, notamment. Nous aimons aussi privilégier les collaborations avec les pays producteurs de certaines matières. Par exemple, le Pérou, pour l'alpaga, le rafa de Madagascar, le cachemire de Mongolie...

Selon vous, pourquoi y a-t-il tant de délocalisations dans l'industrie de la mode ?

À cause de la course au profit. À force de vouloir baisser le coût de la main-d'œuvre, beaucoup ont quitté la France pour aller vers des pays moins réglementés, d'un point de vue social et environnemental. Aujourd'hui, il n'est pas très difficile de constater les conséquences néfastes de la fast fashion...

C'est-à-dire ?

Il y a pléthore d'exemples : l'usine qui s'est effondrée au Bangladesh en 2013 et qui a fait plus d'un millier de morts, mais aussi plus récemment les conditions de vie et de travail inhumaines des Ouïghours en Chine. Sans oublier les conséquences sur l'environnement. On produit en quantités astronomiques des vêtements qui ont une durée de vie très courte... c'est invraisemblable !

Et comment proposer une alternative à la fast fashion, qui, elle, pratique des prix très abordables ?

Je ne sais pas... En redonnant de l'importance aux lieux, peut-être ? Nos boutiques sont construites et pensées comme des lieux de vie. On peut y trouver notre journal gratuit, qui s'intitule Le Point d'ironie. Dans la boutique de la rue du Vieux-Colombier, à Paris, il y a une partie « fleuriste », car j'ai toujours beaucoup aimé les fleurs et j'adore la nature et le jardinage. Dans ma toute première boutique, il y avait près de 35 oiseaux qui volaient librement dans nos locaux ! Bref, il faut valoriser l'expérience.

La réindustrialisation de la France est-elle une alternative... ou un vœu pieux ?

J'en parle depuis près de cinquante ans ! Je n'attends que ça, et pour moi c'est un engagement bien réel, et non pas un idéal hors de portée. Prenez le lin, par exemple, qui est une matière que nous utilisons beaucoup, chez Agnès B. Malgré sa cultivation mondiale à 80 % entre Caen et Amsterdam, il part ensuite se faire filer en Chine. En 2006, la dernière filature de lin était obligée de fermer ses portes en France ! Heureusement, depuis quelque temps, il est désormais possible de fabriquer un produit en lin 100 % français, de la graine au produit fini, et ce grâce à des entrepreneurs courageux, qui se sont battus pour que les filatures reviennent sur notre territoire. En France, le lin contribue à maintenir un tissu économique et social en zone rural - des métiers solidaires entre eux, de l'agriculteur au teilleur en passant par le filateur, le tisseur, le tricoteur, l'ennoblisseur, le négociant... Voilà pourquoi il faut fabriquer en France. Les enjeux sont bien réels.

En près de 50 ans, comment votre approche a-t-elle évolué ?

À vrai dire, elle est restée plus ou moins la même. Cohérente, fidèle à ses engagements. Mon équipe et moi-même avons toujours œuvré en faveur d'une mode responsable. Nous n'avons que deux collections par an, et l'on privilégie la coupe, et des matières de qualité. Les vêtements griffés Agnès B. sont intemporels, se portent d'une génération à l'autre, et ils incarnent les valeurs de la maison. Contrairement à l'industrie de la mode, nous n'avons jamais poussé à la surconsommation.

Vous n'êtes pas tendre avec ce milieu...

Hormis Jean-Charles de Castelbajac, pour qui j'ai une profonde affection, je déteste le milieu de la mode, car il y règne un culte de l'éphémère, un emballement des tendances et de la production.

Votre vision allie-t-elle donc fabrication française et écologie ?

Tout à fait, cela me paraît indissociable. En 2003, mon fils Étienne Bourgois et moi-même avons acquis la goélette Tara. Nous avons créé la Fondation Tara Océan, première fondation reconnue d'utilité publique consacrée à l'Océan, en vue d'en faire un laboratoire scientifique flottant au service de la protection de l'environnement marin. C'est mon engagement en faveur de l'écologie.

Et dans la mode ?

En 2020, j'étais marraine de Go for Good, une initiative des Galeries Lafayette pour œuvrer à une mode éco-responsable. Par la suite, nous avons choisi de travailler avec l'association Fashion Green Hub, avec laquelle nous avons travaillé activement, entre autres, sur la réduction du plastique d'emballage. Mais aussi avec l'association ICS, en vue d'améliorer les conditions de vie des employés et pour diminuer l'impact environnemental dans la chaîne d'approvisionnement.

Vous qui êtes à la fois styliste et collectionneuse d'art, comment imaginez-vous l'avenir de la création ? Avec l'intelligence artificielle, on parle déjà d'une 4e révolution industrielle...

Je ne me sens pas concernée, pour l'instant. Pour créer des vêtements, je n'ai besoin que d'un crayon et d'une feuille blanche. Le reste m'importe peu. Mais on est toujours à l'âge d'or de quelque chose. Avec tout ce progrès technique, peut-être sommes-nous au seuil d'un nouvel âge d'or...

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T16

Commentaires 9
à écrit le 14/10/2023 à 11:57
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2016 : Le tribunal de commerce de Boulogne-sur-mer a désigné jeudi un groupe chinois comme repreneur de l’entreprise de dentelle de Calais Desseilles, fleuron historique de la région fondé en 1847 qui compte encore 74 salariés.Le projet du groupe H...

à écrit le 14/10/2023 à 11:21
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Les métiers de l'industrie ne paient pas , prenez deux ingénieurs de la même promo l'un travaille dans le conseil , la logistique ou la banque assurance et l'autre dans l'industrie , à 30 ans le premier émarge à 10.000 euros/mois alors que son condi...

à écrit le 14/10/2023 à 10:45
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"Il y a beaucoup trop d'écoles de stylisme et trop peu d'offres sur les métiers techniques." C'est sans doute LA faiblesse et dans beaucoup de domaines je pense aux soudeurs experts pour le nucléaire. Il faudrait redécouvrir ces intellectuels du trav...

le 14/10/2023 à 10:59
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Eh oui l’ Occident est un supermarché que du commerce aucune production problème ça nous rend dépendant à des états non démocratiques : Russie, Chine, Turquie, Iran etc …qui rêvent de nous abattre pour des raisons de politiques intérieures.. tout ça...

à écrit le 14/10/2023 à 10:07
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La désindustrialisation a eu du bon. Nous disposons maintenant de produits chinois meilleurs, et bien moins cher que les produits occidentaux. Notre savoir-faire est obsolète.

le 14/10/2023 à 10:29
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C'est faux, la qualité de l'industrie européenne dans les années 70 était bien meilleure que la qualité de l'industrie chinoise mais par contre ce n'est pas la faute des chinois, ils font juste ce que les actionnaires milliardaires occidentaux leur d...

le 14/10/2023 à 13:59
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@Dossier51 certaines filières françaises étaient complètement obsolètes, car là où il aurait fallu une dizaine d'ETI avec des dirigeants capables au besoin de ravaler leur égo, on avait des centaines de TPE bien souvent dirigées par d'insupportables ...

le 14/10/2023 à 19:42
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"on avait des centaines de TPE bien souvent dirigées par d'insupportables des têtes à claques..." C'est un argument solide mais je ne me concentre pas que sur le made in france, par ailleurs la qualité avait un prix abordable pour la plupart des gens...

à écrit le 14/10/2023 à 8:58
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Non puisqu'il y a 50 ans c'était le dogme général de la délocalisation de la plupart de nos usines en Chine et autres pays de crèves la faim, donc on ne pouvait qu'être contre cette paupérisation imposée et en effet de nombreuses personnes voyaient l...

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