
La manchette barre toute la une du Monde : « l'Allemagne empêtrée dans sa dépendance à la Chine ». À l'occasion de la (brève) visite d'Olaf Scholz à Pékin ce vendredi, le quotidien du soir n'hésite pas à critiquer la stratégie allemande vis-à-vis de la Chine, et souligne que « l'industrie allemande s'interroge » alors que les tensions internationales se multiplient entre l'Empire du milieu et les États-Unis. C'est que la visite du chancelier allemand intervient une semaine après qu'il ait autorisé la cession de 25 % du port de Hambourg au géant chinois Cosco, une société d'État, et douze jours après la reconduction de Xi Jinping pour un troisième mandat à la tête du Parti Communiste Chinois.
Pour son voyage à Pékin, Olaf Scholz est accompagné d'une délégation de grands patrons, dont ceux de BASF, Volkwagen et Siemens. C'est que la Chine est cruciale pour l'industrie allemande, tant au niveau de son approvisionnement que pour ses exportations. La Chine est, depuis six ans, le premier partenaire commercial de l'Allemagne. Elle était en 2021 son premier fournisseur et son second marché d'exportation. Outre-Rhin, un million d'emplois dépendent de cette relation. À Paris, on ne cache pas sa déception : l'Elysée avait envisagé ces dernières semaines une visite commune Scholz-Macron en Chine, histoire de montrer l'unité européenne face à la puissance chinoise.
En réalité, comme je le rappelais la semaine dernière, l'Allemagne a joué depuis vingt ans au niveau international sa propre partition en solo, sans aucune coordination européenne. La crise sanitaire du Covid-19 puis la guerre en Ukraine, a pourtant suscité un débat outre-Rhin quant à la stratégie mise en place par le gouvernement allemand depuis vingt ans.
Une stratégie établie à partir d'une triple alliance : sécuritaire avec les États-Unis, économique avec la Chine, et énergétique avec la Russie. La dernière a commencé à prendre fin avec la survenue de la guerre en Ukraine. Les attentats contre les gazoducs Nord Stream ont amené Berlin à enterrer définitivement cette alliance énergétique avec Moscou. L'Allemagne est ainsi restée particulièrement silencieuse sur l'origine de ces attentats spectaculaires en pleine mer Baltique. Mais si Berlin semble délaisser Moscou, certes contrainte et forcée, elle semble continuer à parier sur Pékin : l'Allemagne a-t-elle décidé de se jeter dans la gueule du loup ? Son protecteur américain pourra-t-il le tolérer encore longtemps ? Et l'idée d'une « autonomie stratégique » de l'UE, chère à Emmanuel Macron, est-elle définitivement abandonnée ?
Nouvelles routes de la soie
À l'origine, c'est en 2013, avec le lancement en grande pompe des « nouvelles routes de la soie », que la Chine part à la conquête de l'Europe. Dans un continent en crise, elle lance alors son offensive pour acquérir la gestion partielle ou totale d'une douzaine de ports (Rotterdam, Marseille, le Havre, Valence, Zeebruges, etc), soit plus de 10 % des capacités portuaires européennes. Le grand port du Pirée, en Grèce, a été racheté par les Chinois après la crise financière, et il est devenu une escale clé de ces routes de la soie sur le Vieux Continent. Alors que le déficit commercial ne cesse de se creuser entre l'Europe et la Chine, la Commission européenne a commencé à qualifier cette dernière de « rival systémique », et l'Union européenne durcit le ton à son égard. Bien que toujours décrite comme un « partenaire de négociation avec lequel l'UE doit parvenir à l'équilibre d'intérêts », la Chine est désormais présentée par Bruxelles comme un « concurrent économique ». Mais si la Commission s'oppose à ces fameuses routes de la soie, plusieurs États membres avaient déjà négocié directement avec la Chine, bien avant l'Allemagne : notamment la Grèce, l'Italie, la République Tchèque et le Portugal. Après une phase de séduction, l'empire du Milieu devient de plus en plus arrogant vis à vis de ses « partenaires » : « Nous traitons nos amis avec du bon vin, mais pour nos ennemis nous avons des fusils », a ainsi déclaré à la presse locale, le 2 décembre 2019, l'ambassadeur de Chine en Suède.
L'enjeu du contrôle des ports n'est pas uniquement lié au commerce mondial et au transport maritime. Car les ports sont autant de points de contacts (dans le langage technique, on parle de points d'atterrage) pour l'installation des câbles sous-marins qui constituent l'architecture d'Internet. Or, les États-Unis et la Chine sont engagés dans une course contre la montre pour équiper l'ensemble du globe de ces câbles de fibre optique. Qui contrôlera ces tuyaux contrôlera l'Internet du futur. Dans cette bataille, l'Europe est déjà largement dépassée. La Chine assure désormais 9% des investissements dans le domaine, et participe à 20 % des constructions de câbles. Huawei Marine est l'un des plus grands poseurs de câbles mondiaux. Ces « routes de la soie » numériques ont pour objectif de connecter les continents européen et africain à la Chine. Tout naturellement, c'est à Marseille que se connecte la première liaison à fibre optique chinoise entre la France et l'Asie, baptisée Pakistan and East Africa Connecting Europe (PEACE). De leur côté, les GAFAM américains déploient leurs propres câbles, comme le Dunant de Google, près de deux cents fois plus puissants que les fibres posées il y a vingt ans, et reliant Virginia Beach à Saint-Hilaire-de-Riez en Vendée.
Découpler l'Europe de la Chine ?
Face à cette offensive de la Chine en Europe, les Américains poussent les Européens à découpler leurs économies avec l'Empire du milieu, comme le proposait récemment Jack Sullivan, le conseiller national à la sécurité de Joe Biden, dans un discours : « Nous cherchons à mettre en cohérence tous les efforts réalisés avec les pays affinitaires dans le cadre d'une grande stratégie, basée sur l'idée que nous sommes plus forts quand nous mobilisons les capacités des nos amis et alliés en vue d'un objectif commun. (...) L'année dernière, je signalais l'énormité de la tâche à laquelle nous étions confrontés, c'est-à-dire de redéfinir le terrain sur lequel allait devoir se dérouler la compétition technologique. Car nous sommes confrontés à un concurrent qui est prêt à consacrer des ressources presque infinies en vue de renverser le leadership technologique des États-Unis ».
Dans le viseur américain comme européen : le capitalisme d'État chinois qui permet à Pékin de subventionner sans limites ses champions nationaux, et suscitant de nombreuses « distorsions de concurrence ». C'est le cas dans le secteur des big tech, mais aussi dans un domaine industriel plus « traditionnel », celui de la sidérurgie, comme le rappelle judicieusement le journaliste de France 24, Ali Laïdi, dans son nouvel ouvrage Histoire mondiale du protectionnisme (Éditions Passés composés, 24 euros), tout comme celui des matières premières stratégiques, notamment les fameux « métaux et terres rares », indispensables pour fabriquer les produits issus des nouvelles technologies ou nécessaires à la transition écologique ou à l'industrie d'armement, et dont la Chine possède un tiers des réserves et actuellement 95 % de la production mondiale : « Pékin comprend qu'elle possède une arme économique et n'hésite pas à s'en servir », commente Laïdi. Or, selon l'OCDE, la consommation mondiale de métaux pourrait passer de 7 à 19 milliards de tonnes d'ici 2060. On le voit, et même si Emmanuel Macron a affirmé vouloir « accélérer la sécurisation de nos approvisionnements en matières premières stratégiques », l'heure du découplage entre la Chine et l'Europe est encore bien loin... N'en déplaise aux États-Unis.
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