Pour ou contre : fallait-il remonter les taux directeurs face à l'inflation ? (Stéphanie Villers face à Joseph Leddet)

LE DÉBAT DE LA TRIBUNE – Face au retour de l'inflation autour de 10% aux Etats-Unis et dans la zone euro, la Réserve fédérale et la Banque centrale européenne ont répondu avec le principal outil à leur disposition : la hausse de leurs taux directeurs. Après avoir été vivement pointé du doigt pour sa politique économique de taux bas, la Banque centrale européenne est sous le feu des critiques pour ses taux plus élevés entre 1,25 et 1,5%, qui risqueraient de casser la croissance. Alors, fallait-il relever les taux directeurs face à l'inflation ? Joseph Leddet, économiste spécialiste des marchés de change et des taux directeurs, et Stéphanie Villers, économiste et conseillère du cabinet PwC en France et au Maghreb, se penchent sur la question.
Stéphanie Villers, économiste et conseillère du cabinet PwC en France et au Maghreb, et Joseph Leddet, économiste spécialiste des marchés de change et des taux directeurs.
Stéphanie Villers, économiste et conseillère du cabinet PwC en France et au Maghreb, et Joseph Leddet, économiste spécialiste des marchés de change et des taux directeurs. (Crédits : Reuters)

Les banques centrales « utilisent un remède issu d'un mauvais diagnostic » qui va provoquer une « saignée » dans l'économie sans pour autant la guérir de l'inflation. La flèche a été décochée par Joseph Stiglitz, lauréat du prix Nobel d'économie 2001. Ses prises de position iconoclastes sur le FMI ou les inégalités ont rendu l'universitaire très populaires outre-Atlantique et dans le monde. L'économiste vedette s'en prend cette fois à l'idée, répandue, qui voudrait qu'un rebond de l'inflation appelle nécessairement un resserrement monétaire des banques centrales.

L'avis de Joseph Stiglitz trouve un large écho dans les milieux économiques, ou certains appréhendent que la hausse des taux directeurs ne restreignent l'accès au crédit et la dynamique de l'économie après deux ans de pandémie. D'autres économistes jugent à l'inverse qu'un resserrement économique est inévitable pour endiguer l'inflation. Les Banques centrales, en tête la Fed et à quelques mois d'écart la BCE, ont fait leur choix : la remontée des taux. Et ils ont prévenu. Le durcissement monétaire durera tant que l'inflation persistera. L'économie pourrait ne pas en sortir indemne.

Alors, fallait-il remonter les taux directeurs face à l'inflation ?

Pour.

« Le déclenchement de l'inflation vient effectivement de la flambée des matières premières, c'est-à-dire de l'inflation « importée ». Les prix de l'énergie, en premier lieu du pétrole et du gaz, ont joué le rôle de déclencheur de l'inflation. Puis, l'inflation s'est diffusée à tout un ensemble d'autres produits et services. Dans son rapport mensuel d'août, Eurostat détaille par postes de dépense l'inflation annuelle de 9,1% en moyenne dans la zone. Les biens hors énergie ont grimpé de 5,8% sur un an, à plus de 10% pour l'alimentation.

La hausse des taux reste l'outil le plus efficace pour réguler cette inflation dite « sous-jacente » qui exclut l'énergie et les produits les plus volatils. La BCE a ainsi justifié sa politique de hausse des taux comme étant ciblée spécifiquement sur les prix des biens et produits hors énergie. En parallèle, les gouvernements européens déploient des boucliers tarifaires et autres mécanismes afin d'amortir le choc énergétique. Il y a une complémentarité (un « policy mix ») efficace entre l'action des gouvernements et celle de la BCE pour s'attaquer aux différentes facettes de l'inflation.

Se pose évidemment la question du dosage de la politique monétaire. Toute la difficulté réside dans le fait d'amoindrir l'inflation sans provoquer une récession. Comme on l'a vu depuis la crise grecque puis la crise Covid pendant laquelle la BCE a absorbé les emprunts Covid des Etats, le mandat de la BCE est en pleine évolution. Il inclut désormais, de manière officieuse, le soutien à l'activité. Avec des taux directeurs entre 1,25% et 1,50% mais une inflation moyenne à 9,1%, difficile de dire que la BCE surréagit. Les taux réels, soit la différence entre les taux directeurs et le taux d'inflation, ne pénalisent pas l'économie réelle.

Il y a de toute façon un réajustement ​de la politique monétaire à effectuer, que la BCE elle-même s'était fixée comme horizon avant que l'inflation ne fasse son retour. L'objectif n'était pas de rester éternellement avec des taux nuls. Ses taux directeurs n'avaient pas augmenté depuis 11 ans. Ils correspondaient à une période d'atonie de l'inflation. L'indice général des prix à la consommation stagnait en dessous de la cible +2 % (qui correspond à une inflation maîtrisée). La normalisation de la politique monétaire de la BCE était donc inévitable. »

Contre.

« La Fed et la BCE se trompent d'instruments. L'inflation actuelle est différente de l'inflation d'avant dans la mesure où elle n'est pas liée à une dépréciation de la monnaie. La hausse des prix est due à un déficit de production et d'offre. Dans une telle situation, la priorité est de créer les conditions économiques qui permettent d'augmenter l'offre. Il est vrai qu'augmenter la production des hydrocarbures qui viennent à manquer, comme le gaz, nécessite des investissements à  très long-terme.

Mais sur d'autres matières premières, comme les denrées agricoles dont les prix flambent par manque de disponibilité comme le tournesol qui était produit en Ukraine, la BCE pourrait aider les cultivateurs français et européens en leur garantissant des prêts abordables. Ce n'est pas en resserrant la vis du crédit qu'on va soutenir leurs capacités de production.

On peut ainsi se demander s'il ne serait pas pertinent de poursuivre une politique néo-keynésienne de « quantitative easing » (ndlr:  injection massive de liquidités dans l'économie grâce des programmes de rachats d'actifs par les banques centrales). Le QE permettrait de soutenir l'offre et d'aider les entreprises à produire davantage grâce à des facilités d'accès au crédit. Avec des taux directeurs à zéro, les banques pourraient prêter davantage aux entreprises à taux bas dans une vraie logique de politique d'offre.

A l'inverse, remonter les taux va aboutir à couper le dynamisme économique dans son élan, alors même qu'il devrait être encouragé. L'économie va payer le prix fort, notamment la croissance et le chômage. La croissance était bien repartie après la pandémie et l'on s'apprête à lui redonner un coup sur la tête. Le gouvernement vante sa politique d'offre, doublée du renforcement du pouvoir d'achat. Diminuer les marges de développement et d'investissement des entreprises ainsi que les revenus et le pouvoir d'achat des gens n'est pas adapté au moment actuel.

Ainsi, le durcissement monétaire de la BCE va à l'encontre de la politique du gouvernement français, initiée ces deux dernières années. Au paroxysme de la crise sanitaire, l'Etat français a tout fait pour amortir le choc et s'assurer que l'économie continue de tourner comme avant, au prix du « quoi qu'il en coûte ». Le choc économique qui s'annonce risque de faire perdre tous les bénéfices du « quoi qu'il en coûte ». Reste à savoir pourquoi la BCE s'engage sur la voie tracée par la Fed. Les banquiers centraux disposent d'un vieux logiciel qui leur intime d'augmenter mécaniquement leurs taux directeurs quand il y a de l'inflation. Par conformisme aussi, ils se disent qu'en imitant ceux qui décident de rehausser les taux, ils s'épargnent des critiques. »

Commentaires 5
à écrit le 02/10/2022 à 8:10
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A mon humble avis, les outils monitaristes de la fin de 20 ème siècle utilisés pour stopper l'inflation ou agir sur d'autres mécanismes de l'économie ne sont plus aboutissants. Les prix des marchés se déterminent en cette époque par beaucoup de mécan...

le 02/10/2022 à 10:49
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Vous avez parfaitement raison Boujemaa. Mais rappelez-vous de l'année 2015 où une pétition "pour le pluralisme en sciences économiques" circulait et fut signée par des milliers d’enseignants–chercheurs. [...Un ouvrage dirigé alors par André Orléan, p...

à écrit le 30/09/2022 à 17:19
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Encore et toujours la même guerre des chapelles entre les économistes orthodoxes (mainstream) et les économistes hétérodoxes. Les monétaristes sont encore et toujours boulonnés à leurs (fausses) certitudes.

à écrit le 30/09/2022 à 16:10
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Oui, évidemment. Mais il aurait surtout fallu le faire un an plus tôt

à écrit le 30/09/2022 à 14:49
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En France l'argent du QE est parti en surconsommation et importations, très peu en investissement. La BCE n'a plus le choix à cause des gouvernements irresponsables ultra-dépensiers: il faut obliger les états à reduire leurs dépenses en rendant l'en...

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