
L'Etat dépense-t-il trop ? Alors que débute ce vendredi dans l'hémicycle l'examen du projet de budget 2023, et notamment de la trajectoire budgétaire 2023-2027, cette question revient sur le devant de la scène avec la hausse des taux d'emprunt des Etats. La France emprunte aujourd'hui 2.000 fois plus cher qu'il y a un an. Le taux de l'obligation de l'Etat français à dix ans s'établit à 2,72% contre 0,13% en septembre 2021. Une hausse inquiétante qui non seulement ne s'arrêtera pas et mais pèsera fortement sur la dette publique, alors que celle-ci représente 112% du PIB. L'heure d'une France qui peut laisser filer le cordon budgétaire autant qu'elle le souhaite grâce aux emprunts à taux négatif est donc révolue. Pour autant, sur la base d'hypothèses économiques optimistes, le projet de budget de l'Etat joue à l'équilibriste, entre la volonté de « protéger » les Français contre la flambée des prix de l'énergie et l'espoir de ne pas creuser la dette. Dans ce contexte, alors que le gouvernement prévoit de ramener le déficit public de la France à 5% en 2023 à 3% en 2027, faut-il renouer avec l'équilibre budgétaire et chercher à mettre fin au déficit public ?
Les enjeux immédiats autour de la dette publique concernent les intérêts qui la rémunèrent. Une raréfaction relative des prêteurs est probable eu égard au montant que l'Etat va devoir emprunter en 2023. En effet, ce montant se monte à 305 milliards d'euros, ce qui est l'équivalent de l'épargne brute annuelle des ménages français.
Cela nourrit la hausse des taux dans des proportions qui pénalisent l'investissement et la croissance. En outre, cette hausse alourdit la charge de la dette. Combinée à un haut niveau de déficit budgétaire, elle induit une augmentation pour l'Etat de 17 milliards d'euros de cette charge. De telles sommes sont perdues pour le financement des services publics. Par ailleurs, cette évolution perturbe négativement les transferts de revenu. Souvent présentée comme un fardeau légué par une génération à la suivante, la dette opère en fait un transfert des plus pauvres vers les plus aisés. En effet, les impôts prélevés sur tous pour payer les intérêts sont reversés aux seuls détenteurs de titres publics. Ceux-ci sont dans la même génération que les contribuables mais sont en moyenne plus fortunés. Certes, la banque centrale peut réduire cette facture. Si elle sécurise le marché en rachetant une partie de la dette, elle limite l'envolée des taux d'intérêt. Et un tel rachat a l'avantage d'être assimilable à une annulation de dette dans la mesure où la banque centrale reverse à l'Etat les intérêts qu'elle perçoit. Mais en zone euro, la banque centrale est partagée entre plusieurs pays si bien que sa politique de rachat de dette résulte du rapport de force entre les membres. Les « pays frugaux », qui sont désormais au nombre de huit, appellent à la prudence et clament que si les pays en lourd déficit comme la France ne font aucun effort il faut en tenir compte dans le rachat de dette.
Au-delà des circonstances immédiates, d'autres problèmes subsistent. Le premier est qu'une dépense publique non financée par l'impôt accroît artificiellement la demande. En général, cela entraîne soit un apport extérieur d'offre, c'est-à-dire un creusement du déficit commercial et une dépendance accrue du pays, soit une relance de l'inflation. Le deuxième tient à ce que l'augmentation de la dette provoque des anticipations négatives. Le réflexe d'épargne issu d'un avenir fiscal rendu incertain nourrit une hausse du prix des actifs dont les bulles immobilières sont la traduction la plus claire. Le troisième est que ces anticipations négatives érodent à court terme et menacent à long terme la crédibilité de la monnaie.
Donc, la politique budgétaire devrait s'en tenir au respect des traités européens, notamment le « Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) », qui stipule que « la situation budgétaire des administrations publiques d'une partie contractante est en équilibre ou en excédent ; la règle énoncée est considérée comme respectée si le solde structurel annuel des administrations publiques correspond à (...) une limite inférieure de déficit structurel de 0,5 % du produit intérieur brut aux prix du marché. »
L'idée d'assainir les finances publiques revient périodiquement, avec comme dernier avatar en date l'alerte de Bruno Le Maire que nous avions atteint la « cote d'alerte sur les finances publiques ».
En réalité, il n'existe aucune preuve de l'existence d'un seuil limite de la dette publique, au-delà duquel l'économie tomberait d'une falaise ou entrerait en combustion spontanée. Ce genre de déclaration illustre au contraire le fait que notre rapport collectif aux finances publiques n'est pas guidé par la science et la raison, mais par un mélange de peur et de morale. Le vocabulaire employé est éclairant : on parle de « rigueur » lorsqu'il s'agit de réduire le déficit, ou encore de « sérieux » dans la gestion des finances publiques. En réalité, il serait plus à propos d'employer respectivement les termes « masochisme » et « prêt-à-penser ». Nul doute que cela serait moins vendeur électoralement.
En matière de finances publiques, le sérieux n'est pas celui qu'on croit. Pour s'en convaincre, il suffit de prendre quelques exemples. D'abord, la Grèce : pour des raisons essentiellement morales, ce pays a été passé à tabac sur le plan budgétaire de 2009 à 2015. Au final, le PIB grec est 30% inférieur à son niveau de 2008, le chômage touche particulièrement les nouvelles générations, et comble de l'ironie : le ratio de la dette publique sur le PIB (190% en 2021) est plus élevé qu'avant la cure d'austérité (130% en 2009). Chez Molière, au moins, le malade mourrait guéri.
Ensuite, l'Allemagne : Angela Merkel a bradé la stratégie énergétique de long terme de son pays pour avoir la satisfaction d'afficher un excédent budgétaire pendant quelques années. Moyennant quoi, l'Allemagne est aujourd'hui le pays d'Europe de l'Ouest le plus exposé à l'hiver qui se prépare, suite à la rupture d'approvisionnement en gaz russe.
Enfin, la France : durant la décennie et quelque qui s'est écoulée entre la crise financière de la fin des années 2000 et la pandémie de COVID-19, les gouvernements n'ont eu de cesse de rogner sur les dépenses hospitalières, au détriment des patients et des personnels soignants. Chaque année des économies de bouts de chandelle - tout au plus quelques milliards d'euros - ont été réalisées.
Au final, un système hospitalier sous-financé s'est retrouvé fort dépourvu lorsque le COVID-19 est venu. L'incapacité à prévenir et gérer l'explosion épidémique ont entraîné des dizaines de milliers de morts excédentaires, ainsi que la mise en place de confinements dont le coût en termes d'arrêt d'activité économique s'est chiffré en centaines de milliards d'euros pour la seule. On voit donc que, pour utiliser un concept comptable basique, l'austérité a souvent un retour sur investissement humain comme financier proprement catastrophique. Dans le contexte actuel, où les défis abondent, faire des économies budgétaires une priorité relève quasiment d'une volonté suicidaire.
Mais alors, faut-il ne pas du tout se soucier de la dette publique ? En réalité, l'important est de vous assurer que vous empruntez uniquement dans votre devise - en euro, pas en dollar - et que votre banque centrale est prête à garantir le refinancement de votre dette publique en dernier ressort. Dans ces conditions, qui sont de facto réunies pour la France depuis 2015, le risque technique de défaut est absolument inexistant - ce qui permet de se concentrer sur les véritables enjeux, comme le plein-emploi ou la transition vers une économie durable.
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