Fermeture des frontières, expulsion des travailleurs étrangers sans emploi depuis un an, pénuries de main d'oeuvre, fuite massive des investisseurs, isolement sur la scène internationale, liberté de la presse menacée..., l'arrivée de Marine Le Pen à l'Elysée le 25 avril prochain provoquerait un véritable séisme politique et économique dans toute l'Europe. Après avoir mené sa troisième campagne présidentielle, la candidate du Rassemblement national (RN) n'a jamais remporté autant de voix au premier tour d'un vote pour l'Elysée (8,1 millions, soit 23,1% des suffrages exprimés contre 7,6 millions en 2017 et 6,4 millions en 2012). Marine Le Pen est incontestablement sortie renforcée du premier tour du scrutin le 10 avril dernier alors qu'Emmanuel Macron s'était engagé "à faire reculer les extrêmes" en 2017. Force est de constater que la stratégie de "dédiabolisation" entamée en 2011 par Marine Le Pen a permis à la candidate d'affermir sa place sur l'échiquier politique national au détriment des partis traditionnels de droite et de gauche (UMP puis LR et PS) sous la Vème République.
Si la plupart des instituts de sondages annoncent le président sortant en tête des résultats dimanche prochain, l'écart est bien plus serré qu'à la présidentielle de 2017. La dernière grande enquête Ipsos en collaboration avec les chercheurs du CEVIPOF menée auprès de 12.000 répondants indique que le président sortant pourrait remporter la présidentielle avec 56% des intentions de vote contre 44% pour Marine Le Pen. En 2017, l'écart était beaucoup plus net à trois jours du scrutin (61,5% pour Emmanuel Macron contre 38% pour Marine Le Pen). Beaucoup d'électeurs pourraient choisir de s'abstenir, voter blanc ou nul dimanche prochain.
Si beaucoup d'observateurs estiment que Marine Le Pen a peu de chances de l'emporter dimanche prochain, son accession à l'Elysée n'est pas à exclure. Face à un tel scenario, La Tribune a tenté de décrire ce que pourrait ressembler la France sous Marine Le Pen.
Pouvoir d'achat : un appauvrissement des plus modestes
Les mesures de Marine Le Pen, qui se présente en "candidate du peuple", précipiteraient les plus modestes dans une situation de précarité selon l'avis de plusieurs spécialistes. En mettant l'accent sur le pouvoir d'achat durant sa campagne dans un contexte d'inflation, la candidate du Rassemblement national (RN) a tenté de gagner en crédibilité auprès des classes moyennes et des catégories modestes. Marine Le Pen a ainsi développé tout un catalogue de mesures destinées "à redonner 150 à 200 euros de pouvoir d'achat aux Français chaque mois". Entre la baisse de la TVA à 5,5% sur les produits énergétiques, l'exonération de l'impôt sur le revenu pour les moins de 30 ans et la suppression de la redevance TV, Marine Le Pen n'a cessé de se présenter comme la candidate du pouvoir d'achat et du social tout au long de sa campagne.
Or, plusieurs économistes de renom comme le prix Nobel Jean Tirole ont étrillé les mesures économiques de la candidate RN dans une récente tribune publiée dans La Dépêche. "Les Français qui souffrent d'un manque de pouvoir d'achat, dont le travail est difficile, qui s'inquiètent quant à leur avenir et celui de notre planète, les jeunes en quête d'emploi et de formation ne trouveront pas dans ce programme de réponses à leurs attentes", explique-t-il.
L'économiste de Toulouse School of Economics (TSE) souligne notamment que certaines mesures sont très mal ciblées. "Pour ne prendre qu'un exemple, une mesure de Mme le Pen exonérerait d'impôts sur le revenu un haut diplômé de moins de 30 ans gagnant cinq fois le Smic", souligne-t-il. Par ailleurs, la baisse de la TVA sur les produits énergétiques sans distinction entre les catégories de ménages conduirait à une hausse des inégalités de revenus.
En effet, cette mesure "profiterait aussi bien à ceux qui n'ont aucun problème de pouvoir d'achat et à ceux qui peinent à boucler leurs fins de mois. Elle ne ferait aucune différence entre la voiture de sport de loisir et la berline familiale, entre le ménage aisé résidant dans une grande métropole et la famille rurale", explique Terra Nova dans une récente note. Enfin, il n'est pas sûr que cette baisse de TVA profite aux ménages. "La proposition de Marine Le Pen sur la baisse de TVA ne sert à rien. Dans la restauration, la baisse de la TVA [en 2009] a été absorbée par les restaurateurs", rappelle l'économiste d'Ostrum Asset Management Philippe Waechter interrogé par La Tribune.
Immigration : fortes pénuries de personnel et pagailles dans de nombreux secteurs
Même si Marine Le Pen a tenté de donner une coloration plus sociale à son programme durant la campagne, les fondamentaux idéologiques "nationalistes" de son parti sont loin d'avoir disparu dans son catalogue de 22 mesures. Elle promet notamment "d'assurer la priorité nationale d'accès à l'emploi ou encore de supprimer l'autorisation de séjour pour tout étranger n'ayant pas travaillé depuis un an en France". Si Marine Le Pen appliquait ces principes au lendemain de son élection, la France devrait faire face à de fortes pénuries de personnels entraînant des blocages de pans entiers de l'économie.
En effet, les travailleurs immigrés ou étrangers sont surreprésentés dans de nombreux secteurs économiques très tendus comme le souligne une récente étude de la direction statistique du ministère du Travail (Dares). C'est particulièrement le cas dans le bâtiment ou les travaux publics, l'hôtellerie et la restauration, pour les agents d'entretien, ou le personnel de maison. Dans certains cas, les immigrés occupent près du quart des postes comme dans le gros œuvre dans le bâtiment. Du jour au lendemain, beaucoup d'entreprises dans le secteur du bâtiment ou des travaux publics seraient obligées d'arrêter de nombreux chantiers ou de mettre sur pause des travaux faute de personnel suffisant.
D'autres métiers très qualifiés sont également occupés par des travailleurs immigrés. Il s'agit par exemple des postes d'ingénieur informatique. Or, les nombreuses enquêtes sur l'emploi indiquent qu'il y a souvent des tensions sur ces métiers en France et que les entreprises peinent à recruter chaque année des personnes qualifiées dans ce domaine. Là encore, le manque de personnel dans ce domaine pourrait entraîner des conséquences particulièrement néfastes pour l'économie française compte tenu du poids des activités numériques dans les services, l'industrie ou encore l'agriculture.
Dans le domaine de la santé, les immigrés ou les étrangers occupent des métiers dits "essentiels" comme les médecins ou les aides soignants. 12% des postes de médecins sont occupés par des immigrés par exemple. Or, le départ brutal de tous ces professionnels provoquerait mécaniquement une baisse du nombre de médecins rapporté au nombre d'habitants alors que la France souffre cruellement d'un manque de personnel soignant dans de nombreux territoires. Les propositions de Marine Le Pen aboutiraient à une aggravation du désert médical français dans les zones les plus enclavées. Au final, l'état de santé pour des milliers de Français, déjà affaiblis, pourrait décliner très rapidement faute de suivi.
Immigration : des sanctions contre la France
Outre ces phénomènes de pénuries, les propositions de Marine Le Pen pourraient se heurter au droit communautaire de l'Union européenne ou au droit constitutionnel. En effet, la Constitution de la Vème République souligne dans l'article 5 que "chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances". Or les propositions de Marine Le Pen entraîneraient de fait des discriminations sur le marché du travail en accordant une priorité nationale sur l'emploi.
Surtout que la candidate du Rassemblement national ne fait pas forcément la différence entre les étrangers appartenant à l'Union européenne et les étrangers extérieurs à l'Union européenne. Or la France devrait entrer dans un bras de fer avec les institutions bruxelloises si Marine Le Pen appliquait ses mesures aux travailleurs européens sous peine de sanctions.
Dette publique : un trou béant de 100 milliards d'euros par an
En quête de crédibilité sur le plan économique, la candidate du Rassemblement national a voulu présenter un programme financièrement « équilibré » devant les journalistes à l'occasion d'une conférence de presse spécifique à la fin du mois de mars. Pour ce faire, l'équipe de campagne a mis en ligne un document de 9 pages détaillant le chiffrage du programme aboutissant à un tableau de recettes et de dépenses. Malgré cette volonté de faire preuve de "sérieux budgétaire", ce document de chiffrage ne fait à aucun moment référence à la dette publique ou le déficit public. Contactée par l'institut Montaigne, l'équipe de campagne de Marine Le Pen estime que le déficit public pourrait augmenter de 13 milliards d'euros par an. De son côté, le centre de réflexion table sur un déficit public de 101 milliards chaque année.
Lors de son point presse, l'ancienne députée européenne a seulement indiqué qu'elle voulait faire baisser la dépense publique à 50% du PIB à la fin du quinquennat. Avant, la crise sanitaire ce ratio s'élevait à 55% du PIB environ. Si elle a affirmé qu'elle voulait faire des "économies" en matière d'immigration notamment (16 milliards d'euros par an), l'ancienne avocate n'a pas fait mention de prévisions macroéconomiques en termes de croissance du PIB. Or, il est important d'indiquer un objectif de croissance si on prétend baisser la dépense rapportée au PIB.
La candidate a également affirmé que "la trajectoire budgétaire s'appuie sur la mobilisation d'un fonds souverain qui doit permettre une impulsion macroéconomique de nature keynésienne avec la caractéristique d'être financé sur fonds privés et non par les finances publiques". En évacuant l'objectif de croissance, Marine Le Pen fait l'impasse sur le multiplicateur budgétaire, caractéristique du modèle développé par le célèbre économiste britannique John Maynard Keynes, censé donner la logique économique de son programme.
En outre, toutes les baisses d'impôt sur la TVA, le revenu des moins de 30 ans, les carburants, la suppression de l'impôt sur la fortune immobilière (IFI) sans financement crédible en contrepartie affaiblirait le modèle de redistribution français contribuant à creuser les inégalités sociales en France.
Des difficultés pour financer des investissements urgents
Ce flou entretenu sur les indicateurs pourrait en outre entamer la confiance des investisseurs à l'égard de la France et faire fuir les capitaux étrangers. "Le manque de prévoyance du programme de Marine Le Pen ne rassurera pas ces derniers (les marchés), qui verront dans la France une version européenne de l'Argentine (autrefois un des pays les plus riches au monde, coulé par une gestion publique irresponsable)", juge l'économiste Jean Tirole.
La mise en œuvre d'un tel programme pourrait déboucher sur de graves difficultés de financement de l'économie française alors que le pays doit faire face à une série de crises particulièrement urgentes (énergétique, guerre en Ukraine, climat). L'élection de Marine Le Pen pourrait provoquer une envolée du spread français en raison notamment du risque politique. En effet, l'écart entre le taux à 10 ans de la France et celui de l'Allemagne (le pays de référence pour les investisseurs) pourrait augmenter traduisant l'inquiétude des investisseurs.
En 2018, l'arrivée au pouvoir en Italie d'un gouvernement eurosceptique composé notamment du ministre d'extrême droite Matteo Salvini a débouché sur une forte hausse des taux d'intérêt et une croissance en berne. Même si la Banque centrale européenne est pour l'instant attentiste, la perspective d'un resserrement de sa politique monétaire pourrait largement compliquer la situation budgétaire de la France.
Un système de retraite rapidement en faillite
Si Marine Le Pen appliquait sa réforme des retraites, elle procéderait à un retour à la retraite à 60 ans pour ceux qui ont commencé à travailler avant 20 ans, s'ils ont cotisé 40 annuités. Difficile de savoir combien de personnes seraient concernées.
Pour les autres, la candidate du RN mettrait aussi en place un système progressif de retraite en fonction de l'âge d'entrée sur le marché du travail. L'âge légal de départ resterait fixé à 62 ans, mais c'est la durée de cotisation requise qui augmenterait, à raison d'un trimestre tous les six mois... Un salarié entré sur le marché du travail à 22 ans pourra prendre sa retraite à 63 ans à taux plein, mais devra attendre 64,5 ans s'il a commencé à travailler à 23 ans, etc.... et 67 ans au-delà de 25 ans
Une chose est sûre : un tel dispositif occasionnerait des coûts en plus, puisqu'aujourd'hui, même si un système de carrière longue existe, les Français font valoir leurs droits à la retraite à plus de 63,5 ans en moyenne.
Selon les calculs de l'Institut Montaigne (think tank d'inspiration libérale), cette réforme coûterait au moins plus de 26 milliards d'euros. Le think tank part du principe que 56,7 % des personnes ayant validé un premier trimestre ont aujourd'hui moins de 20 ans. Pour les équipes de Marine Le Pen, mieux vaut prendre en compte, l'âge du « premier emploi significatif », c'est-à-dire un emploi différent d'un simple job d'été. Et aujourd'hui, l'âge moyen du premier emploi significatif est, selon l'Insee, 22,5 ans. Pour Marine Le Pen, cette réforme n'excédera pas 9,6 milliards d'euros par an.
Mais, il faudrait y ajouter le relèvement du minimum vieillesse à 1.000 euros et la revalorisation des retraites chaque année en fonction de l'inflation, soit 9 milliards supplémentaires. Sa promesse serait donc coûteuse pour un régime des retraites qui reste déficitaire. Selon le Conseil d'orientation des retraites, le système affiche un léger déficit de 2,9 milliards d'euros.
Pour Jean Tirole, prix Nobel d'économie, le chiffrage de Marine Le Pen est largement sous-estimé. Ce qui pose problème. Le chercheur ne cache pas son inquiétude : "il n'y a pas de solution miracle. Les réformes successives des retraites de ces dernières années ont permis de rééquilibrer en partie notre système mais celui-ci reste fragile ». Pour lui, « redescendre l'âge de la retraite à 60 ans mettra en faillite notre système, avec des conséquences importantes pour les plus défavorisées."
Enfin, Marine Le Pen ne prend pas en compte spécifiquement la pénibilité au travail. Elle l'associe aux emplois dits manuels, donc plus usants que les métiers intellectuels. A contrario, Emmanuel Macron propose de décaler l'âge, pour travailler davantage, jusqu'à 64 ans. Et il s'engage à prendre en compte la pénibilité et l'usure de certains métiers.
Un modèle social basé sur la priorité nationale
"Je veux faire de tous les citoyens français des privilégiés dans leur propre pays", tel est le credo de Marine Le Pen. Si la candidate du RN est élue, notre modèle social sera donc soumis à un critère essentiel : celui de la préférence nationale.
Toutes les aides sociales non contributives - comme le RSA, les allocations logements, l'allocation handicapés etc- seront réservées aux personnes de nationalité française, ou celles demeurant sur le territoire et ayant travaillé à taux plein depuis au moins 5 ans.
Dans cet esprit, elle souhaite aussi réserver les prestations familiales aux foyers dont au moins un des parents est Français. De quoi, selon ses équipes, « remettre sur le marché, les 620.000 logements sociaux occupés par des étrangers ».
Pour les aides sociales contributives, Marine Le Pen serre également la vis. Aujourd'hui, par exemple, à l'assurance chômage, comme les Français, les étrangers qui cotisent suffisamment ont droit à deux ans d'indemnisation sous certaines conditions. Si elle est élue, Marine Le Pen assure que le versement s'en trouvera modifié. Les étrangers continueront "à recevoir une allocation mais dans leur pays d'origine". Avec ce critère de priorité nationale, la candidate RN ambitionne de réaliser sur l'assurance chômage une économie de 1,35 milliard par an. Enfin, elle supprime l'aide médicale d'Etat, et la couverture santé des étrangers en situation irrégulière par une aide d'urgence vitale.
La France de Marine Le Pen promet donc d'être divisée entre ceux qui ont une carte de nationalité française et les autres, ceux qui ont un parent français et les autres... Une vision que rejettent quelques grands patrons, comme Nicolas Théry, le président du conseil mutuel Alliance fédérale, ou des leaders syndicaux, inquiets des répercussions de cet état d'esprit dans l'économie. Laurent Berger, le chef de file de la CFDT, met ainsi en garde sur l'instauration "d'une société du rejet qui accentuerait les discriminations". Sachant que les discriminations coûtent économiquement cher. Selon une étude du Conseil d'analyse économique de juin 2020, rien que sur le marché du travail, la réduction des discriminations pourrait rapporter 7% du PIB en 20 ans, soit 150 milliards d'euros.