Quel ne fut pas l'étonnement de Gilles Raveaud, prof de fac à Saint-Denis, quand il s'envola pour le sud de la France ! « Je suis dans un avion pour Toulouse. Nous sommes environ 200, tous bien serrés sans aucun siège vacant. Je suis très surpris, tweeta le mandarin universitaire il y a quelques jours, Qu'est ce qui explique cette exception ? Pensées pour les théâtres, cinémas, et, surtout, pour mes étudiants ». Des étudiants qui, faut-il le rappeler, doivent subir des cours à distance, alors même que leurs homologues en prépa bénéficient encore de cours en présentiel... Ils sont pourtant souvent entassés dans des salles de cours de lycée.
Même sentiment étrange chez un homme d'affaires qui n'a eu de cesse de multiplier les voyages entre Londres, Genève, Paris, et le Golfe, comme il nous l'exposait il y a quelques semaines : « Je dois dire que les confinements successifs n'ont rien changé à ma vie. Même lors des pires restrictions en France, j'ai pu me rendre sans aucun contrôle à Londres, ou à Genève, et idem pour me rendre à Dubaï. À Paris, où je dispose d'un petit appartement dans le 16e arrondissement, j'ai été surpris de constater que les palaces ont souvent organisé toute une vie parallèle pour les clients qui leur reste, quelques privilégiés, qui peuvent organiser des fêtes dans leurs chambres. Tout le monde ferme les yeux. Je dois reconnaitre, qu'on se retrouve de plus en plus entre quelques happy fews, alors que les Français souffrent de plus en plus du fait de l'épidémie ».
Voilà comment va la vie depuis maintenant un an d'épidémie : malgré les aides exceptionnelles de l'Etat, le système fonctionne de plus en plus à double vitesse. Sans qu'on y prenne garde, le paquebot France est en train de retrouver les fonds de cale pour une grande majorité de sa population... C'est justement un an après l'épidémie, et à la veille de l'ouverture (à distance) du Forum de Davos, qu'Oxfam a décidé de publier son rapport sur« le virus des inégalités ». Les conclusions de l'ONG sont édifiantes. De part le monde, des centaines de millions de personnes ont perdu leur emploi. C'est le plus grand choc depuis la Grande Dépression de 1929, même le ministre français des finances, Bruno Le Maire le dit. Entre 200 et 500 millions de gens ont basculé dans la pauvreté en 2020. Les femmes sont surreprésentées dans les secteurs les plus touchés par la crise, et les 740 millions de femmes dans le monde employées dans l'économie informelle ont vu leurs revenus chuter de 60 %...
À l'inverse, les 1 % les plus riches de la planète se portent à merveille. Les grandes fortunes de la planète profitent même de la pandémie, qui alimente via les taux zéro la bulle boursière ! En neuf mois, les 1 000 milliardaires les plus riches ont retrouvé leur degré de richesse d'avant crise. Mieux, les dix personnes les plus riches du monde (Bezos, Musk, Arnault et consorts) ont gagné 540 milliards de dollars (444 milliards d'euros) depuis le début de la pandémie, dont 175 milliards d'euros rien qu'en France, soit deux fois le budget de l'hôpital public. À lui seul, Elon Musk a arrondi sa fortune de 140 milliards de dollars en 2020...
Dans son nouveau roman Braquage (éditions Bouquins, 20 euros), la mystérieuse Zoé Sagan, qui sait défrayer la chronique dans le Paris de la rive gauche (ou ce qu'il en reste), n'y va pas par quatre chemins : « L'aristocratie financière est en train de noyer la bourgeoisie. L'économie virtuelle a remplacé l'économie réelle. Et la bourgeoisie s'imagine appartenir à la classe qui est en train de la détruire. L'inconscient collectif pensait le bourgeois intelligent. C'est en réalité un idiot utile en passe de devenir inutile. Son appauvrissement est en marche. Rien ne pourra arrêter l'aristocratie financière ! Pour la classe sociale du dessous, c'est pire. Demain, c'est retour à l'esclavage. Avec l'explosion du chômage, la destruction des petites et moyennes entreprises et l'arrivée d'un micro revenu universel. » La description d'une véritable dystopie en route...
De fait, un peu partout à travers le planète les signaux d'alerte se multiplient. En Inde, le coronavirus coupe court aux rêves de la fragile classe moyenne indienne, déjà mise à mal par le ralentissement économique des mois précédant la pandémie. En Amérique latine, « la Covid-19 décime les classes moyennes » alertait à l'automne The Economist. Selon l'hebdomadaire britannique, les longs confinements imposés ont frappé de plein fouet l'Amérique Latine, et notamment les 50 % de ses habitants qui vivent de l'économie informelle. Concrètement, 45 millions de personnes vont retomber dans la pauvreté, portant sa proportion à 37 % de la population. Selon, l'économiste argentine Nora Lustig, de l'université Tulane, à La Nouvelle-Orléans (Etats-Unis), les plus gros perdants sont les classes moyennes inférieures.
Pas étonnant que le complotisme prospère
Si la France part de plus haut, l'âge d'or des classes moyennes est bel et bien terminé. Cette France de la « moyennisation » qui a culminé au moment du mandat de Valéry Giscard d'Estaing. Un président qui avait d'ailleurs expliqué que deux Français sur trois faisaient partie des classes moyennes. Un gigantesque centre unifié de la population dont les comportements, les valeurs et la vie étaient plus ou moins les mêmes. « Pour les classes moyennes, c'est comme un immense retournement entre la période de la fin des années 1970, où beaucoup de choses étaient possibles à un moment où les situations deviennent de plus en plus dures », constate le chercheur Louis Chauvel, spécialiste des inégalités. Et de rajouter : « La covid-19 est un accélérateur de choses que l'on mesure depuis très longtemps, la société française s'est transformée progressivement au cours des décennies récentes. Il y a aujourd'hui, avec la covid-19, une forme d'accélération de tout un ensemble de processus qui sont à l'œuvre depuis une trentaine d'années ».
Dès 2018, les Gilets jaunes étaient ainsi l'expression de ces classes moyennes françaises qui craignent le déclassement social entraîné par la disparition des emplois faiblement qualifiés. Ce déclassement est malheureusement accéléré par une épidémie qui va précipiter nombre d'entre eux dans la pauvreté. Guère étonnant, dans ce contexte, si le complotisme se porte de mieux en mieux dans la population française...