Décidément, les esprits s'échauffent. En début de semaine, la maire de Lille, Martine Aubry, qui s'était gardée jusqu'à présent de toute critique à l'égard du gouvernement dans la gestion de l'épidémie, réclamait que toute « la vérité » soit faite sur les difficultés de livraison des vaccins. En guise de réponse, Olivier Véran, le ministre de la Santé, osait fustiger quelques jours après, en plein hémicycle de l'Assemblée Nationale, « l'outrance permanente » des oppositions. Manifestement, la panique semble gagner le gouvernement. Jusqu'au président : Emmanuel Macron s'est mis à critiquer « une nation de 66 millions de procureurs ». La principale difficulté actuelle pour le pouvoir provient pourtant des grands laboratoires pharmaceutiques, pas des Français.
Ces firmes de la « big pharma » ne cessent de pratiquer la politique des faits accomplis à l'encontre des Etats européens. Et pour cause : l'Europe a perdu en trente ans sa souveraineté sanitaire. La France, comme ses voisins, n'ont plus les capacités de production. Masques, médicaments, vaccins : depuis dix mois, c'est désormais, malheureusement, la même musique.
Dernier épisode : le laboratoire américain Pfizer, associé à l'allemand BioNTech, inventeur d'un vaccin à ARNm, a annoncé devoir retarder de plusieurs semaines ses livraisons de doses aux pays européens. Face à la polémique, le labo a finalement expliqué que l'Europe ne sera impactée que quelques jours. L'Italie n'est pas convaincue, et annonce vouloir prendre « dans les prochains jours » des actions légales contre Pfizer. Pour ne rien arranger, le groupe américain a finalement annoncé qu'il considérait désormais qu'un flacon produit correspondait à six doses, et non plus à cinq doses, comme initialement convenu. Résultat, puisqu'on peut vacciner plus avec un flacon, Pfizer livrera moins de flacons aux pays européens pour le même prix ! De quoi augmenter confortablement ses bénéfices... Le groupe assure pourtant que « les commandes passées par les Etats auprès de Pfizer ont toujours été basées sur un nombre total de doses et non de flacons ».
Si la polémique française autour d'un retard à allumage de la campagne de vaccination pointait justement les difficultés logistiques, le sujet est aussi celui de la production. Car Pfizer ne dispose, pour l'instant que d'une seule usine en Europe, située à Puurs, en Belgique. Une usine qui produit à la fois des injectables stérilisés / pasteurisés, des injectables aseptiques à température ambiante, notamment pour les traitements de chimiothérapies, et des vaccins qui, eux, doivent être fabriqués dans un environnement réfrigérés et en milieu aseptique. « On ne passe pas facilement en trois mois de tests cliniques à une production industrielle d'un tel vaccin instable », estime un consultant industriel. Pfizer avait pourtant pris les devants en lançant la production des premiers flacons avant même de recevoir l'autorisation de mise sur le marché de l'Agence européenne du médicament.
L'Union européenne porte également une part de responsabilité : dans le cadre des négociations avec les différents laboratoires pharmaceutiques, la commission n'a pas exigé que ces derniers localisent une partie de leur production en Europe, comme a pu l'imposer l'administration Trump aux Etats Unis (Pfizer y dispose de trois unités de production). Autre difficulté : ces accords commerciaux n'ont pas été rendus publics. Début janvier : l'UE exerçait pourtant auprès de Pfizer une option d'achat de 100 millions de doses supplémentaires pour 2021, s'ajoutant aux 200 millions de doses initialement commandées dans le contrat signé en novembre. Depuis, Pfizer et BioNTech ont annoncé vouloir faire tourner dès février une nouvelle unité de fabrication à Marburg (Allemagne)...
Rappelons au passage que BioNTech, société allemande, a également signé un partenariat avec l'entreprise chinoise Fosun. On peut donc se demander pourquoi aucun groupe pharmaceutique européen n'a trouvé grâce à ses yeux... Pour ne rien arranger, toutes ces déconvenues industrielles pour nos gouvernants surviennent alors que le groupe français Sanofi annonce vouloir supprimer 400 emplois de chercheurs ! Un timing regrettable, incompréhensible, même si le groupe français assure vouloir investir plus de 600 millions d'euros dans un futur « pole d'excellence » à Lyon pour les vaccins, et ajoute qu'aucun site ne sera fermé. Pour Sanofi, cette annonce tombe au plus mauvais moment : en décembre dernier, le groupe avait déjà subi un flot de critiques quand il avait reconnu un retard conséquent pour le développement de son vaccin développé avec GSK.
Une autre affaire interroge. L'institut Pasteur, et ses équipes de recherche, ont développé un projet de vaccin à virus atténué sur la base du vaccin de la rougeole. La semaine prochaine, est publié chez Odile Jacob, un livre racontant cette aventure, intitulé « L'Homme façonné par les virus Le Covid-19 et la découverte d'un vaccin français », co écrit par Frédéric Tangy, qui dirige le Laboratoire d'innovation vaccinale à l'Institut Pasteur Paris, et par Jean-Nicolas Tournier, chef du département « Microbiologie et maladies infectieuses » à l'Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA). Au départ, l'Institut pasteur avait noué un partenariat avec la start up autrichienne Themis Bioscience, qui a d'ailleurs reçu pour ce projet une aide de 4,3 millions d'euros de la coalition internationale CEPI (Coalition for Epidemic Preparedness Innovations), soutenue par la fondation Bill & Melinda Gates. Dès mai pourtant, on apprenait que le groupe américain Merck (MSD) rachetait pour 380 millions d'euros Themis (et mettait donc la main sur la licence du projet de vaccin).
Depuis, alors que le projet de vaccin était déjà arrivé à la phase 1, aucune nouvelle n'a été donnée par Merck et Pasteur sur le projet. Le patron britannique du célèbre Institut français, Stewart Cole, se félicitait pourtant au printemps dernier de ce « partenariat » avec le géant américain. Une fois encore, l'Europe et la France, incapables de produire ses propres vaccins, brillent donc par leur absence industrielle face à cette crise mondiale. Un pas de plus vers un déclassement plus sérieux encore ?