L'école de la république française est-elle encore capable de fabriquer des citoyens ? La question surplombe, voire hante, une étude réalisée par OpinionWay durant les fêtes de fin d'année. Le document a fait son chemin dans les allées du pouvoir macroniste, où l'on phosphore sur un « réarmement civique » de la jeunesse. Emmanuel Macron, Gabriel Attal et Édouard Philippe l'ont eu entre les mains. L'institut de sondage, qui a travaillé avec la politologue Chloé Morin, commanditaire de l'étude, a interrogé 986 personnes âgées de 16 à 24 ans. Les questions portent sur leur rapport à l'Histoire, à l'information, à la présomption d'innocence ou encore à la notion de consentement. Certains chiffres surprennent peu, d'autres rassurent, mais beaucoup d'entre eux constituent un véritable signal d'alarme.
Les réseaux sociaux sont la première source d'information pour 45 % des sondés
« Le futur appartient à celui qui a la plus longue mémoire », dit la phrase de Nietzsche. Or, l'élément le plus inquiétant de l'étude est le faible niveau de connaissance historique de cette génération, née entre 1999 et 2007. À peine plus d'un sondé sur deux est capable de dire, par exemple, que la Révolution française a débuté en 1789 : 46 % de l'échantillon d'OpinionWay donne une mauvaise date ou ne se prononce pas (lire ci-contre). Ce résultat atteint les 60 % pour la chute du mur de Berlin, 77 % pour l'abolition de la peine de mort en France, à l'aube de la présidence de François Mitterrand. Sur le sujet de la Seconde Guerre mondiale, si une grande majorité (85 %) de jeunes déclare savoir ce qu'ont été les chambres à gaz qui ont servi à exterminer les Juifs d'Europe, ils sont moins d'un sur deux à en dire de même pour la Solution finale orchestrée par le IIIe Reich.
Pour affiner l'analyse, Chloé Morin a voulu croiser ces réponses avec d'autres données : la proximité partisane, les sources d'information, mais surtout le temps de lecture mensuel et celui passé quotidiennement devant l'écran de son smartphone. Le résultat est édifiant. À la question, « Avez-vous déjà entendu le terme "Shoah" ? » , ils ne sont que 63 % à répondre oui parmi les jeunes qui ne lisent aucun livre, 69 % parmi ceux qui passent huit heures par jour sur leur portable. Inversement, ce chiffre passe à 86 % chez les 16-24 ans qui lisent trois livres (ou plus) chaque mois et 83 % chez ceux qui s'en tiennent à trois heures de temps quotidien sur leur téléphone. Autre exemple : trois jeunes sur dix qui passent huit heures par jour sur le petit écran expriment des doutes sur la réalité du génocide des Juifs. Tous segments confondus, la part de jeunes n'ayant aucun doute sur cette page sombre de notre histoire atteint péniblement les 80 %.
La confusion atteint des sommets concernant l'implication du régime de Vichy : 43 % des sondés affirment que l'État français a eu un rôle actif dans l'envoi de Juifs vers les camps de la mort... tandis que 41 % pensent qu'il l'a fait uniquement sous la contrainte des nazis. « Ça illustre qu'ils voient à peu près ce qu'est Vichy mais qu'ils répondent au pif », se désole Chloé Morin, qui s'interroge auprès de La Tribune Dimanche : « Est-ce qu'il est possible d'enseigner l'antisémitisme à des jeunes qui ne savent pas ce qu'est la Shoah, qui ne comprennent pas la spécificité de ce fait historique ? » Aux yeux de l'essayiste, les émeutes urbaines de la fin du mois de juin ont été un épisode catalyseur, la preuve ultime du niveau de « désocialisation » de notre jeunesse, et pas uniquement celle de nos banlieues difficiles. « Ce sont les mêmes qui ont décroché à l'école pendant la pandémie de Covid, avance-t-elle. On paie les pots cassés de cette période. » D'où le retour du débat, au sommet de l'État, sur la pertinence d'une généralisation du service national universel (SNU).
La méconnaissance historique entraîne d'autres incompréhensions, plus immédiates et alarmantes, par exemple sur le conflit israélo-palestinien. Près de la moitié des sondés (45 %) estiment que les pouvoirs publics protègent davantage les juifs que les musulmans, et 28 % jugent que la politique d'Israël à Gaza et en Cisjordanie « peut justifier des propos antisémites ». « À partir du moment où on ne comprend pas la Shoah, on peut difficilement comprendre tout le pataquès autour de l'antisémitisme, raisonne Chloé Morin. D'où l'importance capitale de l'enseignement. » Cela vaut également pour la laïcité. Pour 41 % des jeunes interrogés par OpinionWay, la loi de séparation des Églises et de l'État, telle qu'appliquée, est avant tout un moyen de discriminer les Français musulmans. Ils sont 31 % à penser que c'est le cas vis-à-vis des catholiques et 25 % vis-à-vis des juifs. Le phénomène n'est pas nouveau : très individualiste, influencée par la mondialisation et les concepts anglo-saxons qu'elle charrie, soucieuse de ne pas « offenser » l'altérité, une part importante de la génération Z perçoit la laïcité avant tout comme une contrainte, d'autant plus rejetée que les raisons de son existence ne sont plus connues. « Ils ne comprennent plus l'importance culturelle, en France, de pouvoir tout caricaturer, complète Chloé Morin. Il est plutôt rassurant de voir qu'il y a autant de jeunes qui défendent le droit à la critique des musulmans (52 %), des catholiques (52 %) ou des juifs (50 %)... mais pour chacune de ces religions, ils sont un sur deux à refuser ce droit ! »
Au-delà du politiquement correct qui structure une partie de la jeunesse, c'est bien son rapport à l'actualité qui nourrit ses égarements. Sur ce sujet, les résultats d'OpinionWay sont éclairants - et effrayants. Les réseaux sociaux sont la première source d'information pour 45 % des personnes interrogées, devant les principales chaînes de télévision (donc hors chaînes info) qui pointent à... 22 % du vote. Les journaux papier ou en ligne sont la première source pour seulement 8 % de l'échantillon. Dans ces conditions, on voit mal comment inciter cette génération à s'investir dans un débat national digne de ce nom.