Hervé Morin a un trou de mémoire. « Ah oui, elle a dit un truc, Ève Froger ? » Le président centriste du conseil régional de Normandie n'a aucun souvenir de l'intervention de cette élue Reconquête en séance plénière, le 2 mai 2023. Quelques minutes sur six heures de marathon, l'oubli est légitime. Ex-membre du Rassemblement national, comme son chef de file local Nicolas Bay, Ève Froger a consacré son temps de parole à une diatribe sur « les dizaines de films de propagande immigrationniste et LGBT » subventionnés par la Région. Un classique du répertoire de l'extrême droite : pointer du doigt le fléchage d'argent public vers des œuvres, tantôt de niche, tantôt plus commerciales, qui défendraient une idéologie à l'opposé des « valeurs » françaises. Lors des élections régionales de 2021, le RN reprochait déjà à Hervé Morin d'avoir alloué 18 000 euros à la production d'un documentaire sur le rappeur Médine, soupçonné de flirter avec l'islam politique. Depuis, l'ex-ministre procède à un tri plus sélectif des projets dignes de cofinancement, histoire d'éviter ce genre de polémique.
Pour Reconquête, la campagne des européennes est l'occasion de nationaliser ce combat culturel. Marion Maréchal est le vecteur idéal. Conservatrice, adepte de la « métapolitique », la tête de liste du parti d'Éric Zemmour aime ce genre d'objet civilisationnel. Surtout quand il permet de taper à bras raccourcis sur Les Républicains, cette « droite molle » dont l'essayiste a fait son obsession pour le scrutin de juin prochain. En novembre, les équipes de sa candidate ont concocté un « visuel » - ces petits tracts numériques destinés aux réseaux sociaux - pour brocarder Valérie Pécresse. On y voit la présidente LR de la Région Île-de-France, le visage spectral, accusée par une Marion Maréchal souriante, un peu chipie, de financer « des films d'extrême gauche pro-immigration et antipolice avec [notre] argent ».
Viser une génération qui déserte les salles de cinéma
Sont ainsi visés Ma France à moi, adaptation d'une histoire vraie où Fanny Ardant incarne une bourgeoise parisienne qui héberge un migrant afghan, et Avant que les flammes ne s'éteignent, librement inspiré de l'affaire Adama Traoré. Un film teinté par les prises de position de son actrice principale, Camélia Jordana, qui a accusé en 2020 les forces de l'ordre françaises de « massacrer » les personnes de couleur.
L'offensive a été débattue en bureau de campagne durant l'automne, au siège de Reconquête, dans le 8e arrondissement de Paris. Les troupes d'Éric Zemmour puisent souvent leur inspiration à l'étranger. La communication du parti nationaliste espagnol Vox, qui a le vent en poupe, est observée de près. Les regards lorgnent aussi la Floride, où le gouverneur ultraconservateur Ron DeSantis a fait de la croisade contre la gauche « woke » - comprendre, progressiste, « éveillée » - son fonds de commerce. Elle lui a permis d'être largement réélu à la tête de son État et de lancer sa campagne présidentielle, bien partie mais qui a vite périclité. Qu'importe. Rue Jean-Goujon, au QG du mouvement, les zemmouristes voient là un filon. « C'est l'un de nos axes, confirme un proche de Marion Maréchal. L'argent des Européens et des Français ne doit pas servir à financer une propagande qui peut heurter les consciences. »
Parmi la quinzaine de personnalités qui pèsent au sein du parti, certaines ne sont pas étrangères à ces méthodes. Philippe Vardon, l'ex du Bloc identitaire devenu proche de la nièce de Marine Le Pen, monopolisait déjà en 2015 du temps de parole au conseil régional de Provence-Alpes-Côte d'Azur pour dénoncer le soutien aux « productions subversives ». Le stratège niçois, directeur de la campagne RN aux européennes de 2019, mène sa « politique de vigie » avec un autre identitaire, Damien Rieu, redoutable fomenteur de « raids » sur X (anciennement Twitter) dès qu'une actualité - liée à l'immigration, l'islam ou l'insécurité - se prête à l'indignation réactionnaire. Une figure « incontournable », selon plusieurs cadres Reconquête, qui peinent toutefois à délimiter le rôle précis du militant. Agitateur discret, Damien Lefèvre - son vrai nom - parle peu aux réunions, reste plutôt le nez dans son téléphone. « Il est toujours à l'affût », s'amuse une huile zemmouriste. L'ex-assistant parlementaire de l'eurodéputé Philippe Olivier (beau-frère de Marine Le Pen) a refusé de répondre aux sollicitations de La Tribune Dimanche. « Pas grand-chose à dire à la presse », s'est-il borné à nous écrire.
« On ne va pas étendre notre base avec des coups sur Twitter », nuance un ancien de la campagne Zemmour de 2022. « En revanche, on peut influencer l'agenda médiatique, faire parler de sujets sur lesquels Reconquête est "bien" positionné. » Or, pour l'électeur de droite, le cliché du film d'auteur hors-sol, financé par nos impôts, est un marqueur diablement efficace. Samuel Lafont, ancien militant de La Manif pour tous devenu cerveau de la stratégie numérique du zemmourisme, ne s'y trompe pas. Pour lui, ces œuvres traduisent « l'impression qu'il y a un petit milieu qui obtient des financements, sur deniers publics, qu'il ne pourrait jamais avoir dans le secteur privé ». Derrière cette logique libérale, qui parle au socle - entre 6 et 8% selon les sondages - de Reconquête, il y a une volonté de s'adresser à une génération qui déserte les salles de cinéma au profit des plateformes de streaming et de diffusion de contenus. « Pour les jeunes, les youtubeurs se sont faits tout seuls, sans argent public », extrapole Samuel Lafont.
Depardieu défendu par un compte X zemmouriste
Afin d'étayer son discours, Reconquête s'appuie sur les maigres recettes des films ciblés. Avant que les flammes ne s'éteignent, qui a reçu 400 000 euros de financement public (dont 340 000 de la Région Grand-Est) dans son budget de 2,5 millions, selon le site spécialisé Deadline, a fait 23 491 entrées en un mois. Sauf que ce chiffre dérisoire est attribué par les producteurs au travail de sape d'internautes malveillants, accusés de sous-noter le film sur AlloCiné pour démotiver les spectateurs. Le compte X Destination Ciné, créé en 2012 et suivi par plus de 22 000 personnes, prisé des cinéphiles et jadis tenu par l'animatrice de Canal+ Laurie Cholewa, accompagne ce mouvement depuis son virage éditorial franchement réactionnaire. Tantôt en dénonçant le propos d'une personnalité issue de la « gauche culturelle », tantôt en pointant du doigt l'échec commercial d'un film émanant du même spectre politique... et qui a bénéficié de l'aide de l'État ou d'une collectivité locale. Plus récemment, le compte a pris la défense de Gérard Depardieu à la suite du reportage explosif réalisé à son sujet par Complément d'enquête. Par ailleurs, c'est un proche d'Éric Zemmour, Yannis Ezziadi, chroniqueur au magazine réactionnaire Causeur, qui a organisé la pétition de défense de l'acteur mis en examen pour viols et agressions sexuelles. Qui tient aujourd'hui les manettes de Destination Ciné ? Mystère. Ses publications font en tout cas écho à la grille de lecture zemmourienne.
Reconquête tente d'accaparer le combat culturel mais le RN n'est pas en reste : Marie-Caroline Le Pen, élue au conseil régional d'Île-de-France, est intervenue en séance plénière le 16 novembre pour dénoncer « les conditions antidémocratiques » dans lesquelles seraient accordées les subventions cinématographiques. La sœur de Marine Le Pen, à l'instar de la nièce, s'en prend directement à Valérie Pécresse, coupable à ses yeux de soutenir des œuvres « dont les thèmes transpirent le wokisme ». Auprès de La Tribune Dimanche, l'ex-candidate LR à l'élection présidentielle assume ses choix, guidés en partie par la physionomie multiethnique de sa Région, et accuse le RN d'être tout bonnement hostile à toute politique culturelle. « On a une filière cinéma dont dépend tout un écosystème et qui représente 140 000 emplois : les costumes, les effets spéciaux, les décors, etc., se targue Valérie Pécresse. L'Île-de-France est le Hollywood français. Reconquête et le RN se trompent de combat. Les films qu'on finance ont un grand succès auprès du public. Et derrière, il y a notre "pouvoir doux", l'influence de la France dans le monde. »
Selon l'ancienne ministre de Nicolas Sarkozy, l'extrême droite ne prône rien de moins qu'une forme de censure. « Pour le RN, la culture, c'est les bobos, donc la gauche. Ils ne financeraient que les œuvres de gens avec qui ils sont d'accord, ça démontre leur incapacité à gouverner. Et puis, pardon mais, s'agissant de Ma France à moi, l'histoire s'est réellement produite, et on a le droit de vouloir fuir les talibans... » À chacun sa politique. Depuis sa réélection en Auvergne-Rhône-Alpes sur un socle très à droite, Laurent Wauquiez a fait voter de nombreuses coupes budgétaires dans le domaine de la culture, fustigées par la gauche et le tissu associatif local. En 2022, la Région Pays de la Loire a versé 200 000 euros d'aide au financement de Vaincre ou mourir, film produit par une filiale du Puy du Fou et qui raconte les guerres de Vendée à travers le prisme - contesté par nombre d'historiens - du clan Villiers.
Un élu familier du système de financement reconnaît ses failles. Les comités de sélection, composés de professionnels du cinéma, ont tendance à fonctionner en vase clos. « Il y a des fois où [malgré le tamis de la commission régionale chargée de la culture] ça nous a échappé, où on s'est retrouvés avec des films avec des angles contestables », résume notre source. L'entourage de Valérie Pécresse estime que verser des crédits à un film sur les migrants n'équivaut pas à un soutien à l'immigration incontrôlée. « Ce que veulent surtout les mecs de Reconquête, c'est que la droite soit tétanisée dès qu'elle fait le moindre truc », glisse un proche de la Francilienne. Selon un ami de Marion Maréchal, la dénonciation de ces subventions permet de pointer les contradictions de LR. Le même étrille le film de Camélia Jordana, « gavé d'argent public » (on a vu que la réalité était plus nuancée) et porteur selon lui d'idées nuisibles. Puis il ajoute : « Évidemment, je ne l'ai pas vu, donc je ne pourrai pas le dire publiquement... » À chacun ses contradictions. ■