La pandémie a remis en avant la question brûlante des inégalités en France. Si le revenu global des Français a été préservé, beaucoup de personnes ont perdu leur travail en seulement quelques jours sans vraiment de filets de sécurité. A quelques mois de la présidentielle, les débats sur l'héritage et la fiscalité, pour l'instant peu présents dans la bataille des idées, pourraient raviver les propositions des candidats à l'Elysée. Dans une note très documentée dévoilée ce mardi 21 décembre après un long travail de plus de deux ans et demi, les économistes du conseil d'analyse économique (CAE) expliquent que l'héritage joue à nouveau un rôle prépondérant dans la montée des inégalités.
"En France, la part de la fortune héritée dans le patrimoine total représente désormais 60% contre 35% au début des années 1970" soulignent les experts. "L'héritage revient en force. Le patrimoine hérité a beaucoup augmenté dans le patrimoine total. L'héritage est beaucoup plus inégalement réparti que bien d'autres ressources. Il devient indispensable d'hériter pour accéder au sommet de la pyramide social du niveau de vie. Ce constat est partagé dans les pays de l'OCDE. Cela suscite un regain d'intérêt sur les politiques de redistribution. Il y a un vrai danger sur l'égalité des chances avec ce retour de l'héritage", a déclaré l'économiste et enseignant à la London School of Economics (LSE), Camille Landais, lors d'un point presse.
A cela s'ajoute la forte concentration du patrimoine au sein des plus aisés étayée par le récent rapport sur les inégalités mondiales codirigé par le spécialiste du sujet Thomas Piketty. "Il y a une énorme concentration sur le patrimoine hérité", a ajouté Camille Landais. Face à ce retour en force des disparités patrimoniales, le conseil rattaché au Premier ministre explore plusieurs pistes explosives.
Eliminer ou réformer les principales niches fiscales
Parmi les pistes qui risquent d'enflammer les débats, figurent le rabotage voire la suppression de certaines niches fiscales "dont la justification économique est limitée". En effet, la fiscalité sur l'héritage est "mitée par les exemptions et exonérations" considèrent les auteurs de la note Clément Dherbécourt, Gabrielle Fack, Camille Landais et Stefanie Stantcheva. Les niches fiscales sur l'héritage auraient la particularité d'être "nombreuses, généreuses par rapport à la norme fiscale" et elles se focalisent principalement sur le sommet de la pyramide."Dans le haut de la distribution, le top 0,1 % de chaque cohorte, qui aura reçu au cours de la vie environ 13 millions d'euros de transmissions brutes, ne paie qu'à peine 10% de droits de successions sur l'ensemble de ce patrimoine hérité, bien loin du taux marginal de 45 % affiché par le barème au-delà de 1,8 million d'euros transmis en ligne direct", indiquent les auteurs.
"La France est un pays où la fiscalité du capital en apparence est plutôt élevée par rapport à la moyenne des pays de l'OCDE. En revanche, il y a beaucoup moins de données sur la progressivité de cette fiscalité du capital et des transmissions. Les recettes fiscales sur les successions sont élevées. Cette fiscalité est un peu aveugle. Il y a un problème de ciblage. Ce système a abouti à une faible taxation des hauts patrimoines", a affirmé Clément Dherbécourt.
Dans le maquis des niches fiscales françaises, les économistes ont sélectionné quatre dispositifs avec une estimation du manque à gagner total pour les finances publiques entre 8 et 11 milliards :
- Les pactes Dutreil (entre 2 et 3 milliards d'euros);
- l'assurance-vie (entre 4 et 5 milliards d'euros);
- les donations en nue propriété avec réserve d'usufruit (entre 2 et 3 milliards);
- la non taxation des plus values latentes en cas d'héritage (0,05% du PIB).
Sur les pactes Dutreil mis en oeuvre dans les années 90 et 2000, les membres du conseil d'analyse économique recommandent notamment a minima de renforcer les contrôles fiscaux. Ces dispositifs sont destinés à la base à faciliter la transmission de biens professionnels familiaux. Selon la théorie, la taxation de tels biens serait néfaste sur l'investissement, l'emploi, la gouvernance et la survie des entreprises. "Cet argument est théoriquement valide et les effets négatifs peuvent être considérables en présence de contraintes de crédit, susceptibles d'affecter les petites et moyennes entreprises. Néanmoins, les travaux empiriques suggèrent que ces effets négatifs sont très limités voire nuls en pratique", indiquent les chercheurs. Ils suggèrent une baisse, "voire la suppression au profit de mécanismes de facilités de paiement directement adaptés aux problèmes de contraintes de liquidité potentiellement occasionnés par les paiements de droits sur les transmissions d'entreprises".
En outre, la littérature économique empirique n'a pas montré "d'indication claire qu'inciter les héritiers familiaux à entrer dans la gouvernance était favorable au développement des entreprises".
Une fiscalité sur les flux successoraux tout au long de la vie
Enfin, parmi les autres pistes à explorer, les économistes proposent de mettre en place une fiscalité sur les flux successoraux tout au long de la vie. La mise en place d'une telle fiscalité nécessiterait d'avoir accès à des informations plus fiables sur les donations et successions. "Si on veut avoir un débat plus fructueux, il faut avoir accès à ces données" précise Camille Landais. "Ces données nous montrent que le problème est plus important que ce que l'on pensait avant. Au delà des estimations, il y a un problème de progressivité du système", a déclaré Clément Dherbécourt.
Par ailleurs, cette réforme aurait relativement peu d'impact sur le risque d'expatriation fiscale. "Un des grands enjeux est que lorsque les Etats taxent dans un environnement de concurrence fiscale, la crainte est de faire partir de riches patrimoines. Clairement, il y a des mouvements migratoires mais la magnitude est beaucoup plus faible que ce que l'on entend dans le débat public. Le flux migratoire est assez faible. Cela a peu d'impact sur la population des riches" informe Camille Landais.
Garantir un capital pour tous
L'autre proposition qui risque de provoquer de vifs débats est le mise en place d'un capital pour tous versé à la majorité. Ce capital permettrait de réduire les disparités les plus extrêmes "mais également de lever les contraintes de crédit ou de liquidité qui peuvent affecter négativement l'accès à l'éducation, à l'investissement, au logement pour la très grande partie de chaque cohorte qui ne reçoit rien, ou presque rien à la naissance".
"Beaucoup de personnes partent avec rien du tout dans la vie. Les contraintes de crédit peuvent bloquer certaines personnes dans leur choix d'entreprendre" ajoute Camille Landais. Cette piste a notamment été évoquée par les économistes Olivier Blanchard et Jean Tirole, auteurs d'un rapport fleuve remis en juin dernier au chef de l'Etat. Ce capital garanti pourrait être financé par la réforme des niches fiscales actuelles. Les modalités de cette redistribution pourraient faire l'objet d'un abondant débat à quelques mois de l'élection présidentielle.