Allemagne : dans le bastion de l'AfD

En Saxe, dans l’ex-RDA, le parti d’extrême droite a installé un climat de violence et d’intimidation. Le président français, en visite d’État, s’y rendra lundi.
Le 1er mai, à Dresde, des partisans de l’AfD célèbrent un « jour de la famille ».
Le 1er mai, à Dresde, des partisans de l’AfD célèbrent un « jour de la famille ». (Crédits : © LTD / Maja Hitij/ Getty Images/ AFP)

Occuper le terrain tant bien que mal et déloger l'extrême droite, même pour un jour. Demain, la place devant la Frauenkirche de Dresde ne sera pas le point de rendez-vous des manifestants anti-immigration de Pegida (« Patriotes européens contre l'islamisation de l'Occident ») qui y défilent tous les lundis depuis dix ans. Leurs drapeaux allemands mais aussi russes, celui interdit du Reich de 1914 ou encore ceux des royaumes historiques de la région - la Saxe d'Auguste le Fort, la Prusse impérialiste - céderont la place à la bannière étoilée de l'Union européenne.

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Le gouvernement régional du Land organise une « fête de l'Europe » aux allures de festival de musique. Des milliers de jeunes Allemands mais aussi Tchèques et Polonais sont attendus. Les grandes entreprises de la région ont affrété des navettes. Un DJ local reprendra en version techno le Vois sur ton chemin du film Les Choristes et Emmanuel Macron (lire encadré) y tiendra un grand « discours à la jeunesse européenne ».

« Il va y avoir du monde, c'est certain », avance Eva, 19 ans, étudiante en relations internationales. Cheveux vert et bleu, jean et tee-shirt noirs, elle préfère mettre de côté ce qu'elle déplore de la politique française d'Emmanuel Macron pour voir ce qu'il pourra apporter à sa région. « Quand on a 16 ans et qu'on est au fond de la Saxe, c'est un événement de voir Macron en vrai, surtout s'il s'adresse aux jeunes. Ici, on a perdu beaucoup de gens qui ont rejoint l'extrême droite et on ne les récupérera plus. Mais si on peut sauver ceux qui n'ont pas encore basculé, ça vaut le coup. » La jeune fille fait partie du collectif WSDB (Wir sind die Brandmauer, « nous sommes le pare-feu »). Cet hiver, dans la foulée des révélations sur les plans d'expulsions massives du parti Alternative pour l'Allemagne (AfD), le mouvement a chapeauté des milliers de rassemblements partout dans le pays. En cinq mois, le parti est passé de 23 % à 15 % dans les sondages. « Ce sont potentiellement plus de 2 millions d'électrices et électeurs en moins », quantifie Alex, lui aussi actif à WSDB. Voilà pour les chiffres nationaux. Mais dans l'est de l'Allemagne, et particulièrement en Saxe, le soutien à l'AfD faiblit peu.

Ici, l'AfD n'est pas seulement un parti, c'est une culture !

Hans Vorländer, professeur de sciences politiques

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Affiches pour les élections européennes dans les rues de la ville. (© LTD / JENS SCHLUETER/AFP)

Dans ce bastion brun, les élections européennes ne sont qu'un tour de chauffe : le grand affrontement politique aura lieu le 1er septembre avec les élections pour renouveler le parlement du Land. L'AfD est en tête avec plus de 30 % des intentions de vote. Pour Hans Vorländer, professeur de sciences politiques à l'université de Dresde, une crise politique et démocratique se profile : « Il risque d'être impossible de former une majorité et de gouverner. Or, on voit qu'en Saxe les fissures de la société sont déjà plus fortes qu'ailleurs. Ici l'AfD n'est pas seulement un parti, c'est une culture ! Une culture, enracinée dans les écoles, les clubs de sport, en partie aussi dans les entre- prises. » « Ici, ça brûle déjà », résume Alex de WSDB. Il raconte que, au plus fort des manifestations anti-AfD cet hiver, son mouvement a été contacté par des citoyens de petites communes qui redoutaient de s'exposer. « Nous nous sommes organisés pour leur apporter du renfort, leur éviter d'avoir à prendre la parole, par exemple. L'enjeu est clair : il s'agit de défendre la démocratie ! » Les demandes d'autorisation pour les rassemblements ont été déposées par des militants qui n'habitaient pas dans les localités.

« Il y a un climat de peur et de menace », confirme Christian Schäfer, qui tente de faire barrage dans la région la plus reculée de Saxe, dans l'angle formé par les frontières tchèque et polonaise. Depuis l'été 2020, chaque dimanche, l'extrême droite pavoise sur les bas-côtés de la route nationale B96, formant un défilé de drapeaux du Reich sur plusieurs dizaines de kilomètres. En réponse, cela fait quelques mois que Christian Schäfer et une trentaine d'habitants opposent d'autres drapeaux dont celui de l'Union européenne. « En plus des insultes et des doigts d'honneur, des automobilistes nous frôlent à pleine vitesse. Tout est fait pour décourager les gens à agir, à parler. Et ça marche. Les autres partis peinent à trouver des candidats ou des colleurs d'affiches. Ils ont déjà gagné, en somme. » Il parle au pluriel. En Saxe comme dans le reste de l'ancienne Allemagne de l'Est, l'AfD n'a pas l'apanage du racisme et de la radicalité. « Les partis classiques ont perdu leur capacité à faire du lien et on observe une fragmentation du paysage politique qui profite à des groupuscules, note le politologue Hans Vorländer. Par exemple les Freie Sachsen [Saxons libres] ou le parti Heimat [Patrie], qui sont encore plus nationalistes, radicaux et réactionnaires que l'AfD. » À Pirna (39 000 habitants), dans la grande périphérie de Dresde, cet hiver, cet éclatement a permis l'élection du premier maire d'extrême droite d'Allemagne qui a fait campagne sur le thème du « grand remplacement ». Les partis modérés n'ont pas réussi à s'entendre sur une candidature unique, malgré le fait que l'AfD soit placée sous surveillance par les services de renseignement, car elle présente un « risque certain pour l'ordre démocratique ». Cette surveillance a été confirmée il y a quelques jours par le tribunal administratif fédéral.

Au volant de sa voiture sur la B96, Christian Schäfer note toutefois que les choses évoluent depuis peu. La police de Saxe, par exemple, est devenue un « vrai soutien », souligne-t-il, reconnaissant. « Elle a compris qu'il faut protéger chaque rassemblement démocratique. » Au début du mois, devant les nombreuses dégradations d'affiches électorales, les menaces sur Internet, les insultes criées à la figure des élus, le ministre de l'Intérieur du Land, Armin Schuster (CDU), a annoncé un durcissement des peines : « L'État de droit doit montrer les crocs face à cette parole politique de plus en plus violente. Ceux qui la pratiquent ont un sentiment d'impunité. Et les mots sont déjà suivis d'actes. » Le 3 mai, l'eurodéputé SPD Matthias Ecke a été attaqué et roué de coup à la tête, alors qu'il collait des affiches à Dresde. Quatre jeunes Allemands de 17 et 18 ans ont été arrêtés, et l'enquête, encore en cours, indique qu'ils gravitent dans les milieux néonazis et identitaires.

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Le 27 avril, à Donaueschingen, un manifestant proteste contre la tenue d'un meeting du leader de l'AfD, Maximilian Krah, dont il porte le masque. (© LTD / SILAS STEIN/AFP)

« Moi aussi, je me suis déjà fait tabasser, parce que je suis homosexuel, raconte Sebastian, un jeune militant social-démocrate qui tracte dans un quartier résidentiel de Dresde, mais je ne suis pas du genre à me taire. Sinon, ce sera la victoire de ceux qui veulent détruire ce que nous représentons, à savoir la démocratie. Il faut tenir bon. » Il montre les lampadaires de la place. Là où les autres partis ont fixé une affiche, il y en a deux, trois, voire quatre pour l'extrême droite, les unes par-dessus les autres.

Paradoxalement, c'est le signe que le parti est sur la défensive : cette surexposition est la conséquence des derniers scandales autour de la tête de liste de l'AfD aux élections européennes. Mêlé à des affaires de corruption et d'espionnage, et après avoir tenu des propos relativistes sur les SS, Maximilian Krah vient d'être interdit d'apparitions publiques. L'AfD ne répond pas aux demandes d'interview. En privé, quelques élus confirment que l'argent de la campagne est donc consacré essentiellement à l'affichage. Reste que l'effet est saisissant : le bleu AfD domine partout. Les slogans sont sans appel : fermeture des frontières, dissolution de l'Union européenne, arrêt du soutien à l'Ukraine, reprise des achats de gaz russe... « Tous écolos sauf nous ! » dit un tract qui dénonce le pacte vert européen. L'AfD attrape ses électeurs en dessinant un Occident blanc au bord du chaos woke, à la merci d'une internationalisation sans visage.

Pourtant, à part des problèmes de manque de maind'œuvre communs à toute l'Allemagne, la Saxe, terre d'excellence industrielle, fait bonne figure. Dans la Silicon Saxony, autour de Dresde, les champions américains ou taïwanais des puces électroniques investissent des milliards d'euros. Le taux de chômage s'élève à 6,6 %. Au classement national, les établissements scolaires sont les meilleurs d'Allemagne ; les universités, des pôles internationaux réputés. Alex de WSDB est ingénieur dans une entreprise de pointe de l'isolation thermique. « Les gens ont atteint un certain niveau de vie après les difficultés de la réunification et ils redoutent désormais de le perdre, analyse-t-il. Ils ont le sentiment de devoir en permanence se défendre contre des menaces parfois intangibles. Le monde change vite et cela cause un malaise. »

Un repli sur soi hérité des années de RDA explique en partie le succès de l'extrême droite

À 77 ans, Ingo Kolboom ne regrette pas d'avoir posé ses valises à Dresde au début des années 1990. « Mais après trente ans ici, je reste un étranger », dit-il. L'historien, qui a vécu en France et au Canada, déplore ce repli sur soi hérité des années de RDA, cette « méfiance à l'égard de l'autre » qui explique en partie le succès de l'extrême droite. « C'était un petit pays fermé, un État centralisé, homogène, où on ne voyait pas les étrangers », rappelle-t-il. Il s'oppose toutefois à l'argument souvent évoqué de la tradition monarchique dans la région pour expliquer l'actuelle tentation autoritaire et illibérale. « Le royaume de Saxe était très ouvert et faisait de la place pour les intellectuels ou artistes étrangers », explique-t-il. À tous ceux qui fantasment sur le retour d'un État fort en brandissant les bannières nationalistes des anciens temps, il rétorque que la Saxe a mené plus de guerres contre la Prusse que contre la France, dont elle était un allié fidèle !

« Avec la venue de Macron, nous allons entendre à nouveau ces accents francophiles. Pendant vingt-quatre heures, cette histoire commune avec la France va être rappelée et fêtée. Mais après ça, plus rien ! regrette Ingo Kolboom.

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Frank-Walter Steinmeier, Emmanuel Macron et Olaf Scholz, à Berlin le 22 janvier. (© LTD / IMAGO/POLITICAL-MOMENTS/REUTERS)

Nous autres qui vivons au quotidien la relation franco-allemande, nous n'avons pas le vent en poupe. Et c'est la même chose pour l'Europe. La vérité, c'est qu'ici personne ne partage les visions européennes du président français. À commencer par l'idée d'une défense commune ! » Il parle d'une région en proie à un « dérangement identitaire ». À l'université de Dresde, son ancien confrère Hans Vorländer complète le diagnostic : « C'est de la schizophrénie ! 40% du personnel médical vient de Pologne ou de République tchèque, mais les gens n'associent les frontières ouvertes qu'à une prétendue criminalité. On ne parle que de la bureaucratie et des contraintes de l'UE, alors que chaque chantier routier est financé par Bruxelles. Ça se compte en milliards d'euros ! »

Les deux professeurs sont unanimes : il ne faudra pas se laisser aveugler par les belles images de foule devant Emmanuel Macron. Eva et Alex, les deux jeunes du mouvement WSDB, nourrissent tout de même un peu d'espoir, car « l'Europe a besoin de se serrer les coudes et, finalement, c'est ce qu'il incarne ». Le 8 juin, à la veille des élections, leur collectif, porté par 200 associations, églises, syndicats, entreprises, organise une grande manifestation citoyenne dans le centre de Dresde.

Emmanuel Macron attendu à Berlin et à Dresde

Première visite d'état d'un président français en Allemagne depuis 2000, ce séjour se fait à l'invitation d'une personnalité peu connue : le président fédéral, Frank-Walter Steinmeier - figure morale garante des institutions. C'est seulement mardi après-midi que les dossiers brûlants s'inviteront au programme, avec une session du conseil franco-allemand de défense et de sécurité, puis la tenue d'un Conseil des ministres communs avec le chancelier Olaf Scholz.

« Une visite d'État a un caractère plus démocratique que tous ces voyages réguliers des présidents français en Allemagne », explique Marc Ringel, directeur de l'Institut franco-allemand (DFI). L'esprit de ces trois jours est avant tout d'aller à la rencontre du peuple allemand - et de réinjecter de l'émotion dans la relation entre les vieux partenaires. Ainsi aujourd'hui Emmanuel Macron sera le tout premier hôte étranger à participer à la « fête de la démocratie » qui marque l'anniversaire de la Loi fondamentale du 23 mai 1949. Ensuite, ce sera le coup d'envoi de l'« été du sport franco-allemand » devant la porte de Brandebourg, à Berlin, et des rencontres avec des jeunes. Chaque étape, souhaite-t-on à l'Élysée, est l'occasion de faire la « pédagogie du dernier discours de la Sorbonne », prononcé le 25 avril. Que ce soit autour des valeurs européennes ou de la question de la souveraineté (défense, IA...). Demain, à Dresde, dans les pas du général de Gaulle qui avait marqué avec son « discours à la jeunesse allemande » en 1962, Emmanuel Macron va prendre la parole pour un « discours à la jeunesse européenne ».

Commentaires 5
à écrit le 26/05/2024 à 9:20
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"En Saxe, dans l’ex-RDA, le parti d’extrême droite a installé un climat de violence et d’intimidation. Le président français, en visite d’État, s’y rendra lundi. " Heu... après sa visite en Nouvelle Calédonie est-ce bien raisonnable ? Enfin bon c'est...

le 27/05/2024 à 9:39
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Comme par hasard les anciennes régions communistes comme les ex pays communistes. Les communistes français qui sont pour l’ ouverture totale des frontières maintenant quand ils soutenaient les murs à l’ est à l’époque.

le 28/05/2024 à 8:37
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Hein !? Tu pourrais être clair pour une fois je te prie , Merci.

à écrit le 26/05/2024 à 8:23
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Ce n' est pas en SACCAGEANT obstinément l' IDENTITÉ des PEUPLES et des NATIONS dans un melting-pot universel qui ne profite qu' au capitalisme financier mondialisé qu' on séduit politiquement les gens encore libres . REGARDEZ plutôt du côté de ...

à écrit le 26/05/2024 à 7:52
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Encore une fois, ceux qui ont seme la pagaille chouinent et s'indignent. Fallait pas être autiste, Fallait ouvrir les yeux et ne pas creer les pbs en rigolant et en vomissant sur ceux qui ne pensaient pas bien, donc de gauche. C'est maintenant que c...

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