Alors que la guerre s'intensifie chaque jour un peu plus en Ukraine, les inquiétudes se cristallisent autour d'une potentielle catastrophe touchant l'une des quatre centrales nucléaires du pays. Et pour cause, c'est la première fois qu'un conflit militaire se déroule dans un État doté d'un large programme atomique civil. Une « situation sans précédent », a ainsi rappelé vendredi le chef de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), qui soulève de nombreuses questions sur les risques réels pour l'Europe de l'offensive de Vladimir Poutine.
D'autant que, ce vendredi, des tirs de chars russes sur la plus grosse installation nucléaire d'Europe, Zaporijia, située dans l'est de l'Ukraine, ont mis le feu à un bâtiment annexe, au cours de violents affrontements entre troupes russes et ukrainiennes. Si l'incendie a fini par être maîtrisé et n'a touché aucun des six réacteurs de la centrale, ce sont les Russes qui en ont finalement pris le plein contrôle.
Par conséquent, le chef de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) s'est dit prêt ce vendredi à se rendre en Ukraine afin de négocier un « un accord sur un cadre » pour garantir la sécurité des sites nucléaires mis en danger par la guerre.
La Russie n'a pas d'intérêt à faire exploser la centrale
Cependant, dans les faits, le risque d'une explosion de la centrale de Zaporijia reste extrêmement faible. « Les Russes n'y auraient absolument aucun intérêt. D'autant que le site se trouve proche de la Crimée et du Donbass, et que la radioactivité ne connaît pas de frontières », précise à La Tribune Jacques Percebois, directeur du Centre de Recherche en Economie et Droit de l'Energie (CREDEN). « Envoyer des missiles sur un bâtiment à côté du site est une façon d'obliger les Ukrainiens à laisser l'armée russe rentrer. Leur but n'est pas de bombarder la centrale mais de les maîtriser », poursuit-il.
« Il plane effectivement le danger qu'un missile tombe involontairement sur une installation. Ce serait grave, notamment s'il endommageait une unité de stockage de déchets radioactifs. Celles-ci se trouvent dans les alentours de chaque centrale, dans des piscines ou des casemates. Mais cela serait aussi néfaste pour eux que pour nous ! », fait-il valoir.
Quant aux réacteurs en tant que tels, ceux-ci sont entourés d'une enceinte de confinement censée résister à un crash d'avion, à l'instar des centrales nucléaires françaises. « Ce n'est pas du tout le même niveau de sécurité que celle de Tchernobyl, qui était instable et mal protégée », ajoute Jacques Percebois. « Le bâtiment qui abrite le réacteur est infiniment plus solide que le bâtiment administratif qui a été la cible de tirs. C'est logique d'être inquiet sur le fonctionnement d'une centrale nucléaire en zone de guerre, puisqu'on s'interroge sur l'ensemble des procédures de sécurité qui ont lieu en temps normal, mais il n'y a pas de péril immédiat », abonde François-Marie Bréon, chercheur physicien-climatologue au Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement.
Une prise stratégique
En l'état, le but des troupes russes semble plutôt d'avoir la main sur la production d'électricité de l'Ukraine. Et la capacité de la plus grande centrale d'Europe atteint près de 6.000 mégawatts (MW), ce qui represente la consommation d'environ quatre millions de foyers. Ils peuvent ainsi couper du réseau national le site, qui fournir pas moins d'un cinquième de l'électricité du pays et près de la moitié de son énergie nucléaire, et ce "quasi instantanément", précise François-Marie Bréon. Dans les faits, un seul des six réacteurs produisait encore de l'électricité vendredi après l'attaque,
« C'est évidemment stratégique. Ils montrent ainsi qu'ils peuvent pénaliser et affoler la population, d'autant qu'il fait froid actuellement en Ukraine. Mais la cible est aussi l'armée, qui a besoin d'électricité pour combattre et pour communiquer. Et les groupes électrogènes risquent de ne pas suffire, alors que le conflit peut durer », souligne Jacques Percebois.
Paradoxalement, il pourrait aussi s'agir pour la Russie de sécuriser la zone, alors que les combats font rage sur le terrain. Y compris pour l'ancienne centrale de Tchernobyl, où a eu lieu la pire catastrophe nucléaire de l'histoire en 1986, et qui est tombée aux mains des troupes russes la semaine dernière. « Contrôler ces installations leur permet aussi de s'assurer que personne ne vienne les bombarder. Il faut se rendre compte que le cas de Tchernobyl, la Biélorussie, alliée de la Russie, serait la première irradiée », affirme Jacques Percebois. Enfin, pour le directeur du CREDEN, l'opération s'avère aussi symbolique, puisque cette centrale était soviétique.
Raccordement au réseau européen
Afin de ne pas se retrouver en black-out, dont les conséquences seraient dramatiques pour la population et pourraient rebattre les cartes du conflit, l'Ukraine devrait se coupler avec le marché européen de l'électricité. Le jour de l'invasion russe, le pays procédait d'ailleurs à un test, prévu de longue date, pour préparer la synchronisation des réseaux. Le pays s'était alors « débranché » de la Russie pour fonctionner en isolement, sur ses propres capacités. Alors que depuis, les autorités ukrainiennes n'ont pas voulu revenir vers le réseau russe, elles pressent l'Union européenne d'accélérer la synchronisation. Mardi, les ministres de l'énergie de l'UE y avaient répondu favorablement, donnant leur feu vert à l'opération.
« RTE et tous les gestionnaires de réseau de transport en Europe sont donc à pied d'œuvre pour répondre à la demande urgente de l'Ukraine de se synchroniser au réseau électrique européen », a réagi le gestionnaire national du réseau de transport d'électricité, RTE, ce vendredi.
Selon ce dernier, une dizaine de jours seront nécessaires pour établir des conclusions techniques et prendre une décision. Après quoi cette « prouesse technique pourrait être effectuée en l'espace de quelques semaines », a précisé le gestionnaire de réseau.