Elections : « Pour les Taïwanais, la situation de Hong Kong est un repoussoir absolu » (Jacques Gravereau, HEC Eurasia)

ENTRETIEN. Les Taïwanais votent ce samedi pour élire leur nouveau président et leurs députés, à l'issue d'une campagne que Pékin s'est largement employé à influencer. Le scrutin présidentiel à un tour se joue entre William Laï Ching Te, le candidat du PDP (Parti démocratique du Peuple), le parti au pouvoir, opposé à Pékin, et Hou You Yi, le maire du grand Taïpei, candidat du Kuo Min Tang (KMT), le parti traditionnel et nationaliste réputé plus pro-Pékin. Jacques Gravereau (1), fondateur de l'Institut HEC Eurasia, spécialiste de la région décrypte les enjeux de ces élections, suivies de prés tant à Pékin qui considère l'île comme une province chinoise qu'à Washington, qui soutient son régime démocratique.
Les trois candidats en lice pour l'élection présidentielle lors d'un débat télévisé le 20 décembre 2023. De gauche à droite, Ko Wen-je du Parti du Peuple de Taïwan, William Laï Ching Te, l'actuel vice-président, du Parti démocratique du Peuple (PDP), et Hou You Yi, maire du grand Taïpei, du Kuo Min Tang (KMT), le parti traditionnel et nationaliste créé par Chiang Kaï chek.
Les trois candidats en lice pour l'élection présidentielle lors d'un débat télévisé le 20 décembre 2023. De gauche à droite, Ko Wen-je du Parti du Peuple de Taïwan, William Laï Ching Te, l'actuel vice-président, du Parti démocratique du Peuple (PDP), et Hou You Yi, maire du grand Taïpei, du Kuo Min Tang (KMT), le parti traditionnel et nationaliste créé par Chiang Kaï chek. (Crédits : Reuters)

LA TRIBUNE. Comment la Chine peut-elle peser sur le scrutin de Taiwan?

JACQUES GRAVEREAU. Pour l'heure, elle cherche à influencer le scrutin par toutes sortes de manœuvres de désinformation, d'influence, de cyberattaques, d'intimidation tous azimuts. Mais elle le fait de façon tellement intense et relativement facile à repérer que la société taïwanaise, en particulier les jeunes, s'en aperçoit assez rapidement.

Jacques Gravereau

Jacques Gravereau

Cette intrusion pourtant ne pousse pas les Taïwanais à une attitude hostile, notamment en raison des liens avec la Chine continentale...

Tout le monde veut éviter la guerre, d'une façon ou d'une autre. Tous les candidats, les partis politiques, l'opinion publique veulent la poursuite du statu quo auquel ils se sont habitués depuis quelques années. Nombre de Taïwanais connaissent bien la Chine, car ils y ont des entreprises, y font des affaires ou du tourisme. La perméabilité est donc grande entre les deux rives. Pékin a placé un certain nombre d'agents d'influence chinois sur l'île. La Chine invite aussi des Taïwanais, jeunes et moins jeunes, à visiter le continent tous frais payés, mais Taipei punit désormais ses ressortissants qui acceptent ces voyages intéressés.

Malgré les échanges, les deux systèmes diffèrent radicalement et les Taïwanais ne veulent en aucun cas abandonner la démocratie, qu'ils ont  délibérément embrassée et fait vivre depuis quarante-cinq ans.

Les Taïwanais sont-ils satisfaits par le PDP (Parti Démocratique du Peuple) qui dirige le pays depuis huit ans, sur une ligne d'opposition claire à Pékin?

Le pays est une vraie démocratie avec des débats très vifs sur les programmes des différents candidats. Il y a trois candidats, mais la victoire du scrutin présidentiel à un seul tour se joue entre deux partis, le candidat du troisième parti, le Parti du Peuple de Taïwan étant un acteur mineur. Pour le PDP, c'est le vice-président, William Laï Ching Te, un médecin diplômé de Harvard,  jusqu'alors vice-Président, qui se présente, la présidente sortante, Tsaï Ing Wen, ayant réalisé deux mandats de quatre ans, la limite fixée par la constitution. Face à lui, se présente Hou You Yi, le maire du grand Taïpei, un ancien chef de police, candidat du Kuo Min Tang (KMT), le parti traditionnel et nationaliste créé par Chiang Kaï chek, pro-business, pro-establishment et surtout réputé plus pro-Pékin.

Durant la campagne électorale, les débats ont porté, comme dans les pays européens, sur des sujets comme l'accès au logement pour les jeunes, sur les défis d'une société vieillissante ou sur le coût de la vie. La gestion de la pandémie du Covid-19 par le gouvernement de Taipei a été gérée de main de maître contrairement à la Chine, ce dont la population est tout à fait consciente. Même si évidemment les menaces militaires de Pékin sont un argument fort du KMT à l'encontre de son rival PDP, présenté comme « autonomiste » défiant Pékin, cela n'a été qu'un élément parmi d'autres au long de la campagne électorale.

Vu d'Europe, cela peut sembler étonnant...

Les Européens sont évidemment moins intéressés par le coût de l'accès au logement à Taïwan que par les avions de chasse chinois qui franchissent le détroit pour venir provoquer les défenses taïwanaises, dans des gesticulations guerrières qui font la une des journaux. La presse de l'île en parle bien sûr, mais la population y est habituée. Dès qu'il y a une menace, chaque citoyen est prévenu individuellement par message sur son téléphone portable avec les informations nécessaires, ce qui est en soi extraordinaire. C'est aussi le cas par exemple lorsqu'il y a des fake news, comme celle diffusée la semaine dernière sur la présence supposée d'un satellite chinois. La population est accoutumée aux gesticulations du voisin chinois qui montre ses muscles.

La façon dont Pékin a mis au pas Hong Kong a-t-elle une influence à Taïwan?

C'est tout à fait majeur pour les Taïwanais. Ils connaissent bien Hong Kong où ils voyagent souvent, car nombre d'entre eux y ont de la famille ou y font des affaires. En 2019, ils ont vu comment Pékin a pris le contrôle total de l'ex-colonie britannique par la répression, bafouant le principe d'« un pays et deux systèmes » selon la charte signée qui devait durer jusqu'en 2047. Ils n'ont pas du tout envie de se retrouver dans ce cas de figure.

C'est si vrai qu'après la répression de 2019, aux élections taïwanaises de janvier 2020, Tsaï Ing Wen qui se représentait pour un second mandat a été réélue triomphalement. La situation à Hong Kong est un repoussoir absolu pour la société taïwanaise.

Dans votre livre, vous évoquez des sondages réalisés en Chine continentale où 71 % seulement des personnes interrogées sont pour la réunification et 55 % ne souhaitent pas qu'elle passe par un conflit armé...

D'abord, même si ces sondages sont très sérieux, comme je l'explique dans mon livre, ils ne traduisent qu'une partie de la réalité. Ensuite, rien ne dit que l'opinion publique ait un impact majeur dans la décision politique que peut prendre le parti communiste chinois. Néanmoins il reste qu'aux yeux des Chinois, les Taïwanais sont des cousins. Ils ne voient donc pas pourquoi il faudrait leur faire la guerre alors qu'on peut y faire des affaires et du tourisme sans problème, même si le parti communiste, qui est censé avoir toujours raison, a fait de la réunification un objectif prioritaire.

Le président Xi Jinping considère que du point de vue du droit international, Taïwan fait partie de la Chine continentale...

Le sujet est un peu plus compliqué. Quand la Chine populaire est née en 1949 et que Chiang Kaï chek est parti à Taïwan, la seule entité légale qui était reconnue par les Nations Unies était la République de Chine, basée à Taipei. En 1971, les choses ont changé puisque la Chine populaire a été admise aux Nations Unies et y a obtenu un siège de membre permanent du Conseil de sécurité. Taïwan a non seulement été exclu, mais au lieu de lui donner un statut différent, hybride ou de reconnaître sa souveraineté, l'île est restée aux yeux de l'ONU un objet non identifié. En théorie, Taïwan n'a pas de statut diplomatique aux yeux des grands pays. Pékin proclame donc que le monde accepte le « principe d'une seule Chine ».

En fait, si vous regardez dans le détail, les éléments de langage de nos diplomates en Europe, en Amérique ou au Japon, personne n'évoque le « principe d'une seule Chine ». On parle de la « politique d'une seule Chine ». C'est subtil, cela sauve la face, mais c'est limpide : on ne se laisse pas piéger dans une sémantique interne à la Chine. D'autre part, à Taïwan, aucun haut responsable ne prononcera le mot « indépendance », car c'est un casus belli. Une loi a d'ailleurs été adoptée en Chine populaire qui stipule que le premier qui parle d'indépendance déclenche la guerre.

Dans votre ouvrage, vous évoquez trois scénarios pour l'avenir de Taïwan, pouvez-vous les expliquer?

J'ai eu recours aux couleurs d'un feu tricolore pour les illustrer. Le scénario vert, c'est le statu quo actuel. Même si le Parti démocratique se maintient au pouvoir à Taïwan,  Pékin a plus à perdre qu'à gagner à une escalade. La Chine se cantonnerait dans ce cas à poursuivre ses gesticulations militaires, ses stratégies d'influence et de désinformation actuelles plus ou moins intenses.

Dans le scénario orange, les Chinois pourraient chercher à « punir » Taïwan en mettant la pression, par exemple en frappant de quarantaine ou d'inspections arbitraires les flux d'échanges critiques de l'ile de Taïwan. Ce serait juste en dessous d'un blocus maritime et aérien, lequel est considéré juridiquement comme une situation de guerre. Cela s'est déjà produit en 1995 et 1996. C'est ce que pratique aujourd'hui la Turquie sur le Bosphore avec les expéditions de céréales ukrainiennes et russes, mais avec l'accord des parties.

Quant au scénario rouge, c'est celui de la guerre, avec en hors d'œuvre l'invasion des îlots taïwanais de Kinmen (Quemoy) et Matsu, à proximité immédiate des côtes chinoises puis une invasion avec des troupes amphibies, le lancement de missiles, etc. Ce type de scénarios fait l'objet de « War Games » d'un certain nombre de think tanks, basés sur des modèles informatiques puissants. Néanmoins, c'est une perspective d'apocalypse car, même si les Taïwanais sont inférieurs militairement, les Chinois devront faire une traversée maritime de 160 kilomètres, encaisser la perte de centaines de leurs navires coulés par des missiles adverses dans leur traversée, réussir leur débarquement et se déployer dans une île barrée par une grande chaîne montagneuse hérissée de pics de plus de 3.000 mètres. Une opération amphibie n'est jamais  une promenade de santé. D'autant qu'il faut tenir compte de la proximité des bases américaines autour de Taïwan : au Japon, aux Philippines, à Guam, en Corée du sud. Dans un conflit à très haute intensité, les Etats-Unis n'auraient pas d'autre choix que de s'engager militairement, sous peine de perdre le Pacifique et tous leurs alliés asiatiques. Le « coût d'acquisition » de Taïwan en vaut-il la chandelle ?

(1) Jacques Gravereau vient de publier « Taïwan, une obsession chinoise », éditions Maisonneuve & Larose, 158 pages, 20 euros.

Commentaires 3
à écrit le 13/01/2024 à 19:40
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Oui, c'est évident que la Chine est un repoussoir et un grand danger. Pourquoi alors avoir délocalisé toute la fabrication de nos produits occidentaux en Chine, contre tout bon sens, par calcul financier aveugle et de court terme ? Et pourquoi contin...

à écrit le 12/01/2024 à 21:41
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Conseil de lecture : ne manquez pas de lire "Terres rares" de Jean Tuan chez C.L.C. Éditions. Un néo-polar épicurien et érudit qui dévoile certaines menaces que la Chine fait peser sur le monde. Lecture édifiante et distrayante ! Disponible en libr...

à écrit le 12/01/2024 à 19:20
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La Chine du Parti Stalino Communiste Chinois EST un repoussoir. Comme la Russie de Poutine nostalgique du Stalinisme, de la Grande Russie...des "couillonades " mortelles.

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