Attentats : les fratries de la terreur

ENQUÊTE- Les fratries de djihadistes sont légion. Leurs liens fusionnels facilitent la vie en clandestinité. Un enjeu colossal pour les services de renseignement français tant il semble difficile de les déradicaliser.
Après les attentats de 2015, les visages de Chérif et Saïd Kouachi passent en boucle. Ici au Yémen.
Après les attentats de 2015, les visages de Chérif et Saïd Kouachi passent en boucle. Ici au Yémen. (Crédits : Reuters)

Chez les Mogouchkov, le poison insidieux de la radicalisation est venu du père, il a infiltré les esprits, s'est immiscé dans le quotidien, a fait des trois frères des êtres belliqueux et paranoïaques chez qui aucun retour en arrière ne semble possible. Originaire d'Ingouchie, une province russe, la famille est arrivée en France en 2008. Les garçons sont de jeunes adolescents quand le père, salafiste endurci en situation irrégulière et fiché S, fuit vers la Belgique puis est expulsé en Russie. La mère s'installe à Arras avec les cinq enfants, au sein de la cité-dortoir de la Rez, dans l'ouest de la ville. Ils sont inscrits au lycée Gambetta, non loin d'un club de boxe qu'ils fréquentent assidûment. Le père est absent, mais ses fils continuent de pratiquer leur religion avec rigueur.

La cellule familiale est un incubateur

La fratrie est le support idéal de cette existence de radicalisés fanatiques, la confiance y est grande, la proximité évidente, la crainte d'être découvert amoindrie. Nul besoin de se contacter par messagerie cryptée ou de se donner des rendez-vous cachés, le domicile familial abrite aisément les agissements souterrains. L'aîné, Movsar, est repéré par les services de renseignement pour des propos tenus en classe où il justifiait la tuerie de Charlie Hebdo. Le grand frère ne s'arrête pas là, il relaie sur Internet la propagande djihadiste et est interpellé en 2019 dans le cadre d'une enquête sur la préparation d'un attentat. Le cadet, Mohammed, se fait pour l'instant discret.

Mais la cellule familiale est un incubateur auquel il n'échappe pas. Il est fiché S lui aussi. En avril dernier, Movsar est condamné à cinq ans de prison ferme pour association de malfaiteurs terroristes. En juin, il écope de dix-huit mois supplémentaires pour apologie du terrorisme. « Ce sont des convictions que j'ai encore », déclare-t-il lors de son procès. Le petit frère s'apprête alors à taper bien plus fort, galvanisé par le contexte familial extrémiste qui touche aussi leur benjamin de 16 ans, ainsi qu'un cousin. Le 13 octobre, Mohammed se rend au lycée armé de deux couteaux et poignarde à mort son ancien professeur de français. Unis dans la haine, les trois frères Mogouchkov sont aujourd'hui incarcérés. « Les obsessions des terroristes sur notre territoire ne varient pas, assure Éric Delbecque, expert en sécurité intérieure, ils gardent les mêmes cibles, ici l'école et la liberté d'expression, les références à Charlie. La fratrie peut se construire en opposition aux parents, quand il y en a. Ou les parents les accompagnent dans l'endoctrinement. Ils intériorisent les normes en même temps, se conseillent des lectures, prient ensemble. »

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Des frères parmi les terroristes du 11-Septembre

Merah, Abaaoud, Kouachi, Abdeslam, Bakraoui, Akcha, Tsarnaev... Les frères de la terreur sont nombreux, et selon les chercheurs Hakim El Karoui et Benjamin Hodayé, auteurs du livre Les Militants du djihad (Fayard), 89 % d'entre eux ont plusieurs frères et sœurs, proies potentielles de leur prosélytisme. Déjà, en 2001, il y avait des frères parmi les terroristes du 11-Septembre. La contamination dogmatique a lieu à la maison, à l'abri des regards, dans des chambres d'adolescents où l'on visionne à plusieurs des vidéos de décapitations, des prêches illuminés, des chants haineux. Sur ces images de propagande, frères et sœurs, parents parfois, trouvent des raisons de croire qu'il faut entrer en guerre. Le plus souvent, l'un d'eux, leader sans être nécessairement l'aîné, a fait une rencontre, dans le quartier, à la mosquée, dans une salle de sport, lors d'un séjour en prison. Le mentor venu de l'extérieur régit bientôt ce qui se passe à l'intérieur, il donne à lire, il donne à réfléchir, il donne des ordres.

Les sourates se mêlent aux fake news de YouTube

Les règles changent dans la famille, les femmes disparaissent, la musique aussi, le monde devient hostile, la charia un idéal. Au nom d'Allah on se permet d'interdire, d'exclure, de menacer. Dans une interprétation dévoyée d'un texte sacré lu par morceaux on se découvre une âme vengeresse, on prône la croisade, on espère une terre promise, le paradis même. Les sourates se mêlent aux fake news de YouTube, la parole n'est plus que complotisme, obscurantisme et antisémitisme. Un frère convainc l'autre, qui persuade la sœur, la mère peut suivre, les cousins aussi : la radicalisation se fait par contiguïté. C'est une sociabilité, une raison nouvelle de mener sa vie, une force aussi pour oublier les blessures de l'enfance, les carences qui ont mal fait grandir, les brutalités et abus vus ou subis, jamais pris en charge. Voilà que l'on est quelqu'un, enfin on domine son entourage et, au-delà, les kouffars ou « mécréants », les politiques qui mentent, les policiers qui persécutent, les professeurs qui blasphèment...

Duo inséparable

Pour certains, l'absence de parents cimente la relation fraternelle. Saïd et Chérif Kouachi n'ont pas connu leur père. Leur mère s'est suicidée avant leurs 10 ans. Ils grandissent en foyer, en Corrèze, puis retrouvent les rues de Paris, des Buttes-Chaumont précisément, enchaînent larcins et jobs précaires. La rencontre avec le salafiste Farid Benyettou les fait basculer, en 2000. Ils ont 20 ans. Dès lors, le duo est inséparable. Chérif, de deux ans le cadet, est celui qui domine, caractère plus affirmé, ego disproportionné. Saïd l'aîné semble fragile. Il n'est pas passé devant les services de police, contrairement à Chérif Kouachi, arrêté alors qu'il s'apprête à partir en Irak. Emprisonné une année, ce dernier fait la connaissance en cellule de Djamel Beghal, autre mentor qui le radicalise davantage, ainsi que d'Amedy Coulibaly. Saïd, lui, se serait rendu au Yémen pour apprendre le maniement des armes auprès de combattants islamistes. Les frères sont surveillés, interdits de vol vers les États-Unis, pourtant ils parviennent à dissimuler leur plan mortifère. Le 7 janvier 2015, ils tuent douze personnes dans la rédaction de Charlie Hebdo et sont abbatus deux jours plus tard lors de l'assaut du GIGN dans une imprimerie de Seine-et-Marne. Fusionnels, armes à la main, jusque dans la mort. Dix mois plus tard, deux autres fratries ensanglantent le pays. Le Bruxellois Abdelhamid Abaaoud est le chef opérationnel des attentats du 13-Novembre.

Tous ont grandi à Molenbeek

De ses deux frères, un seul a survécu. Il a emmené le plus jeune, Younes, de force avec lui en Syrie, le kidnappant à la sortie de l'école. Le gamin y a trouvé la mort à 17 ans. L'aîné, lui, est tué à Saint-Denis lors de l'assaut de la police, cinq jours après les attentats. Reste Yassine, 28 ans aujourd'hui, condamné à deux ans de prison au Maroc pour apologie du terrorisme, témoin évasif lors du procès du 13-Novembre à Paris, qui assure n'avoir jamais voulu céder aux propositions d'Abdelhamid de l'accompagner en Syrie. Tous ont grandi à Molenbeek, quartier de Bruxelles où les radicalisés sont nombreux et où le terme de fratrie inclut les amis d'enfance. Parmi eux, les frères Abdeslam, Brahim, Salah, Yazid et Mohamed, élevés à quelques rues de leurs copains Abaaoud. Le père, pratiquant musulman traditionnel, conduit les tramways de la ville ; les fils, eux, ont affaire à la justice pour de la petite délinquance. Ils fument, boivent, traînent dans des bars. La religion envahit leur vie tardivement. Salah Abdeslam et Abdelhamid Abaaoud sont les plus véhéments, Brahim, l'aîné, n'a pas leur trempe. Tous se retrouvent dans un bar de Molenbeek où, sous couvert de débit d'alcool, leur radicalisation s'affirme. Ils préparent des départs en Syrie. Abaaoud s'y rend en 2013 ; Brahim Abdeslam, lui, échoue à passer la frontière en Turquie. Le 13 novembre, ils débarquent à Paris et mettent en action l'attentat fomenté depuis plusieurs mois. Trois terroristes se font exploser aux abords du Stade de France, trois autres, dont Brahim Abdeslam et Abdelhamid Abaaoud, tirent sur des terrasses des 10e et 11e arrondissements. Brahim déclenche ensuite son gilet explosif dans un café du boulevard Voltaire. Son frère Salah, lui, y renonce. Un dernier groupe de trois djihadistes pénètre dans le Bataclan et assassine froidement 90 spectateurs.

De ces terrifiants commandos de la mort, seul Salah Abdeslam reste vivant. Il s'est enfui en Belgique où il est arrêté après une cavale de plusieurs jours. Il a depuis été condamné à la perpétuité incompressible. Dans l'entourage des Abdeslam, d'autres frères encore, Khalid et Ibrahim El Bakraoui, kamikazes lors des attentats dans l'aéroport et le métro de Bruxelles en 2016. Devenir un caïd de l'islam, faire de son clan des « sur-musulmans », donne un statut, une reconnaissance, si désirés.

« Difficile de déradicaliser des frères »

Au diable la république et sa laïcité, la violence devient le seul horizon. Les années de délinquance qui peuvent avoir précédé sont oubliées. Il ne s'agit pas de rédemption, puisque les délits commis auparavant financent parfois la nouvelle clandestinité religieuse, les voyages dans les écoles coraniques salafistes d'Égypte ou du Yémen, voire les crimes en préparation. Finalement, avoir fait le bandit, braqué, dealé ou agressé, c'était déjà une manière de défier les lois de cette nation que l'on exècre.

« On retrouve ce fonctionnement en fratries dans le grand banditisme et la mafia, note Driss Aït Youssef, docteur en droit et spécialiste du djihadisme en France. Ils sont souvent délinquants et fêtards et soudainement se radicalisent, arguant qu'ils ont trouvé leur "voie". Il est très difficile de déradicaliser des frères, il y en a toujours un qui rattrape l'autre et l'empêche de s'échapper. »

L'emprise idéologique entre membres d'une même famille a la puissance de celle d'une secte. Il semble extrêmement difficile d'y mettre un terme. Chez les Merah, Mohammed, auteur des tueries de Toulouse et Montauban en 2012, Abdelkader, son frère et complice dans la préparation de l'attentat, et sa sœur Souad, partie vivre en Syrie, la détermination criminelle semble inébranlable, coachée par Olivier Corel, sorte de gourou du djihad français surnommé « l'émir blanc ». Pourtant, dans cette famille d'origine algérienne pétrie de radicalisme, la fratrie se divise, deux des cinq enfants s'éloignent et se désolidarisent, fait rare. L'un d'eux, cité comme témoin au procès, a indiqué : « Olivier Corel a travaillé le cerveau d'Abdelkader Merah et Abdelkader Merah a travaillé le cerveau de Mohammed Merah », ajoutant : « C'est Souad Merah qui a fait entrer la radicalité dans la famille. »

D'origine réunionnaise et catholiques, ils se convertissent à l'islam

Autre exemple d'endoctrinement sous la coupe d'Olivier Corel : les frères Clain, Fabien et Jean-Michel, propagandistes de l'organisation État islamique. D'origine réunionnaise et catholiques, ils se convertissent à l'islam sous l'influence de leur beau-père à la fin des années 1990. Leur prosélytisme leur vaut d'être repérés, mais ils réussissent à partir en Syrie avec femmes et enfants, même leur mère suit. Là-bas, ils sont chargés d'écrire les chants religieux diffusés par le groupe terroriste.

Ce sont eux qui revendiquent les attentats du 13-Novembre. Ils ont été tués lors d'une frappe aérienne de la coalition internationale. Lors du procès du 13-Novembre, la sœur aînée des Clain a raconté : « On s'est convertis les uns après les autres. Il y a eu moi, Fabien, sa femme, mon petit frère, ma petite sœur. Et ma mère en dernier. [...] On était tous persuadés que c'était ça, l'islam. Dans l'extrême. Dans la guerre, le fait de pouvoir dominer le monde entier... » Une nièce a ajouté à propos de leur expérience syrienne : « Chez Daech, je ne pensais plus par moi-même, en fait. C'était seulement le groupe. [...] Franchement, ça ressemble énormément au régime nazi. » La radicalisation extrême au sein d'une cellule familiale est un totalitarisme, un fonctionnement où disparaissent libre arbitre et libertés individuelles, où la mort compte davantage que la vie, un calque de ce que prônait Oussama Ben Laden. C'est aussi la reprise du modèle national-socialiste allemand des années 1930. « Il n'y a rien de plus proche d'un djihadiste islamiste qu'un SS, pointe Éric Delbecque. Et quand ils sont de la même famille, les désendoctriner semble impossible. Ils restent solidaires, iI n'y a pas de trahison. » Les liens du sang, empoisonnés.

Commentaires 6
à écrit le 22/10/2023 à 18:46
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faut arreter avec la pleurniche, que chacun prenne ses responsabiltes, au lieu de dire ' responsable mais pas coupable', ' c'est une fauite collective', etc....la gauche protege ces gens la, les juges sont independants et sont d'accord car ils sont d...

à écrit le 22/10/2023 à 12:09
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Si la radicalisation se fait pendant l'adolescence, elle restera... C'était ce qu'on avait pu constater avec les grands criminels de guerre nazis, pour la plupart des enfants de bourgeois militant dès l'adolescence dans des mouvement pré-nazis (les g...

à écrit le 22/10/2023 à 10:17
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Deradicaliser? Vœu pieux. Quand la menace devient existentielle il faut utiliser des moyens autrement plus expéditifs.

le 22/10/2023 à 10:51
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Oui, c'est totalement utopique. Selon nos étatistes bienveillants on peut s'en sortir. Il faut 10 personnes pour surveiller un fichés S et après 10 fonctionnaires pour déradicaliser. Quand on aura 500.000 radicalisés il nous faudra seulement 10 mill...

à écrit le 22/10/2023 à 10:17
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Deradicaliser? Vœu pieux. Quand la menace devient existentielle il faut utiliser des moyens autrement plus expéditifs.

à écrit le 22/10/2023 à 9:34
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Leur v=fanatisme reste quand même facilement repérable mais c'est sûr c'est plus facile de harceler et pourrir la vie des contestataires et autres rêveurs que des véritables criminels en puissance. Notre système a besoin d'insécurité pour exister sin...

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