"Face à Moscou, l'Europe ne doit pas être une grosse Suisse molle." Ce jugement émane de Nathalie Loiseau, élue au Parlement européen, de retour d'un voyage en Ukraine. Au-delà du propos désobligeant de l'ancienne directrice de l'ENA, sa sortie en dit long sur les préjugés en France à l'égard de la Suisse. Aussi pour mieux connaître nos voisins helvètes, on recommandera expressément la lecture de "Pourquoi la Suisse? Un pays improbable" (1), signé par Jonathan Steinberg (1934-2021), historien américain qui a enseigné à l'université de Pennsylvanie. Ce quasi-classique - il en est à sa troisième édition révisée - est enfin disponible en français grâce aux éditions Markus Haller, une maison suisse francophone.
Enquête de terrain
Pour justifier l'existence de son livre, Jonathan Steinberg, lui-même, s'est posé deux questions : quel lecteur européen serait suffisamment intéressé par ce sujet ? Et pourquoi la Suisse existe-t-elle (toujours) ? Pour y répondre, Steinberg consacre des chapitres à l'histoire, la politique, les diverses langues, la richesse qui fascine tant les autres pays, ou encore la religion, avec un luxe de détails et en suivant la chronologie historique. Mais son enquête n'est pas seulement historique, il a également passé du temps sur le terrain, a rencontré nombre de Suisses aux profils très différents, ce qui rend son récit extrêmement vivant.
Si Steinberg fait de l'Acte de Médiation signé en 1803 par un certain Premier consul nommé Napoléon Bonaparte une étape importante, c'est qu'il acte l'échec de la république helvétique en proposant un première constitution à la Suisse qui sera organisée en cantons, et dont la fédération d'Etats préfigure la Suisse moderne. Néanmoins, il remonte jusqu'au XIIe siècle pour retrouver les origines et l'évolution du pays, balisée par le règlement en 1481 du conflit entre les cantons des montagnes et ceux des villes, la paix d'Aarau en 1712 qui met fin aux oppositions entre catholiques et protestants, la guerre civile de 1847 opposant les libéraux aux cantons catholiques plutôt conservateurs, la grève générale en 1918, et, en 1937, le premier accord important entre syndicats et employeurs.
La pratique de la démocratie directe
Quant à la politique, elle semble très complexe aux yeux d'un non-Suisse, avec son articulation subtile entre l'Etat, les cantons et les communes, et certaines décisions prises par référendums, qui font de la Suisse un des rares pays au monde, qui pratiquent une démocratie directe, jalousement défendue par les citoyens eux-mêmes. Cela explique en partie pourquoi les Suisses ont toujours rejeté l'adhésion à l'Union européenne, tout en entretenant des relations étroites avec elle, encadrées par plusieurs accords. Cette fascination de ce modèle politique pousse même l'essayiste américano-libanais Nassim Nicholas Taleb à en faire le modèle politique "antifragile" par excellence. Dans son livre "Antifragile", il note que "la Suisse est l'endroit le plus antifragile de la planète; elle bénéficie des chocs qui ont lieu dans le reste du monde".
Autre particularité du pays, la coexistence de plusieurs langues. En effet, les quatre langues nationales, suisse allemand, français, italien et romanche, font bon voisinage avec des dialectes comme le tessinois ou le lombard. Jonathan Steinberg explique en détail les rapports complexes qui se développent entre communautés linguistiques pour organiser la vie commune.
Les conséquences de la crise des subprimes
Evidemment, le chapitre qui fascinera les non-Suisses concerne la richesse du pays. Dans ce cas aussi, le détour historique mené par l'auteur montre que l'enrichissement des cités-États s'est d'abord faite par le commerce. Ce n'est qu'à une époque plus récente que l'on a vu des spécialisations dans l'industrie à forte valeur : les textiles de coton à Zurich, la broderie à Saint-Gall, les montres dans le Jura dans l'horlogerie, la nouvelle industrie chimique à Bâle et bien sûr la banque. L'adaptation de ces industries ne s'est pas fait sans mal, notamment l'industrie horlogère, mais a aussi produit des champions internationaux comme l'entreprise pharmaceutique Novartis.
Quand au secteur bancaire suisse, qui a prospéré durant des décennies sur le fameux "secret bancaire suisse", il a été mis à mal durant ces dernières années dans la compétition internationale, avec la dérégulation du système bancaire dans les années Reagan et Tatcher, obligeant les banques suisses à prendre des risques qui les conduiront à faire des faux-pas, que révèlera notamment la crise des subprimes en 2008, et les lourdes amendes qu'elles subiront en particulier aux Etats-Unis. Steinberg en analyse les détails, en soulignant aussi combien l'opacité du système financier international a joué contre les traditions des banques suisses qui n'ont échappé aux poursuites quand s'acquittant d'amendes aux montants astronomiques.
"L'exception suisse"
A la fin de son enquête, l'auteur consacre un dernier chapitre à "L'identité suisse en crise". Cette crise est avant tout celle des doutes qui saisissent les Suisses, notamment alimentés par leur rapport à l'Union européenne. Pourtant, Jonathan Steinberg est convaincu qu'"il existe, ou il a existé une "exception suisse" née de l'agrégation de nombreux facteurs : géographie particulière, évolution macro-économique, maintien des structures archaïques et communales, commercialisation précoce de la viande et des produits laitiers, force physique des montagnards, accumulation des richesses dans les villes, neutralité politique, mosaïque religieuses particulière, recours à des processus de démocratie directe, fédéralisme, autonomie des communes, multilinguisme, sans oublier toutes les règles de conduite tacites qui ont mené à la "concordance" et à la "formule magique", à l'évitement de conflit et à la tolérance". Cette liste résume assez bien la "bizarrerie" qui caractérise ce pays pour les étrangers.
Quant à l'avenir, Jonathan Steinberg ne manque pas de faire l'éloge du fonctionnement des institutions suisses en montrant combien les Etats-Unis, le Royaume-Uni et surtout l'Union européenne devraient s'inspirer des pratiques suisses, qui leur apporteraient bien des avantages qui leur manquent aujourd'hui. Car on a aura la certitude après la lecture de "Pourquoi la Suisse?", elle n'est ni grosse, ni molle.
______
-
-