États-Unis : ambiance de terreur à l’université Columbia

Le conflit au Proche-Orient bouscule l’institution new-yorkaise. Pro-israéliens et défenseurs des Palestiniens s’épient dans un climat d’intense paranoïa.
Rassemblement de soutien aux associations Jewish Voice for Peace et Students for Justice in Palestine, suspendues par l’université, le 14 novembre.
Rassemblement de soutien aux associations Jewish Voice for Peace et Students for Justice in Palestine, suspendues par l’université, le 14 novembre. (Crédits : © Nina BERMAN/REDUX/REA)

« Cessez-le-feu, maintenant ! » Scandé par plusieurs centaines d'étudiants, le slogan s'entend bien au-delà des murs de l'université Columbia, jusque sur Broadway, cette artère de Manhattan bondée de bus et de taxis. Au cœur du campus, une jeune foule se tient droite sur les grandes marches de la cour centrale, d'ordinaire squattées pour une sieste au soleil. Il fait froid en cet après-midi du 9 novembre, mais les écharpes à carreaux qui recouvrent les épaules de nombre de manifestants ne sont pas là pour réchauffer les nuques : les keffiehs, ces foulards traditionnels de la péninsule arabique qu'ils arborent, appuient leur soutien au peuple de Gaza. Un mégaphone relaie des formules applaudies que les élèves israéliens plantés à quelques pas de là se gardent bien d'encourager. Kippa sur la tête, une dizaine de Juifs sionistes de 20 ans est regroupée sous un drapeau bleu et blanc, comme un rempart face aux slogans adverses.

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Depuis l'attaque terroriste du Hamas du 7 octobre et les répliques meurtrières de l'armée israélienne sur le territoire palestinien, les communautés de Columbia sont sous tension. On se regarde différemment, on évite certains camarades, on mesure ses mots et on dissèque ceux des autres. D'un côté, les organisations propalestiniennes appellent à ce que l'administration de l'université « prenne position en faveur de la libération de la Palestine ». De l'autre, les associations juives soutenant la politique israélienne ne souhaitent « aucun cessez-le-feu tant que les otages israéliens n'auront pas été rendus et le Hamas détruit ».

À l'instar d'autres prestigieuses facs américaines, Columbia vit avec intensité chaque nouveau drame qui survient dans le conflit israélo-palestinien. Le rassemblement sur les marches de ce Sciences-Po à la new-yorkaise aurait pu en rester une simple illustration. Mais le 10 novembre, un communiqué de Columbia ébranle les velléités militantes. L'administration fustige le rassemblement « non autorisé » de la veille, jugé catalyseur de « discours menaçants et d'intimidations ». En conséquence, les deux associations organisatrices, Jewish Voice for Peace (JVP) et Students for Justice in Palestine (SJP), sont suspendues jusqu'à la fin du semestre, pour avoir violé le règlement de l'université.

Un mois auparavant, les deux grands rectangles d'herbe qui verdissent la cour principale du campus se remplissaient d'étudiants apparemment incapables de dialoguer. À gauche, près de 200 partisans d'Israël, silencieux, drapeau sur les épaules en soutien aux otages kidnappés par le Hamas. À droite, le double de sympathisants de la cause palestinienne, tournés vers les bureaux de l'administration pour réclamer une reconnaissance des victimes gazaouies. Entre ces deux groupes de militants, des indécis occupent une troisième bande de verdure. « On se sentait mal à l'aise d'être au milieu, se rappelle Clara. On ne savait pas où se positionner, littéralement. » Son amie Josette* abonde : « Certains, comme moi, ne s'expriment pas, parce que tout ce qu'on dit peut évoluer très vite. » Ces jeunes Françaises fraîchement débarquées à Columbia se félicitent de l'engagement de leurs pairs tout autant qu'elles en sont déçues. « Les émotions influencent beaucoup d'étudiants, ce qui est normal, mais ils sont nombreux à ne plus être capables de se mettre à la place des autres et de faire preuve de rationalité », poursuit Josette, ajoutant que le « clash » devient une « caricature opposant les wokes, pour la Palestine, aux non-wokes, côté Israël ». Avant de reconnaître : « Je ne suis ni juive ni palestinienne, peut-être suis-je celle qui a du mal à comprendre. »

Peut-être aussi que la menace du doxxing, qui consiste à divulguer les informations personnelles d'un individu à des fins d'intimidation, nourrit la méfiance ambiante. La matinée du 25 octobre aurait ressemblé à toutes les autres si un certain camion n'avait pas paradé dans les rues de Manhattan qui ceinturent le campus. Sur les parois du véhicule : des écrans diffusant d'une part les visages des otages israéliens, de l'autre ceux des étudiants membres des associations ayant signé une déclaration de solidarité à la Palestine. Les « antisémites de Columbia », indiquait cette installation pilotée par Accuracy in Media. L'organisme réactionnaire a également ouvert un site Internet intitulé « Columbia déteste les Juifs », qui recense d'autres identités. Un élève a décidé de porter plainte pour diffamation, et les rassemblements pour la Palestine se tiennent dans la peur d'être pris en photo et étiqueté « antisémite ».

« Sois prudente, ton nom pourrait sortir », ne cessent de répéter les parents de Maria* lorsqu'ils l'ont au téléphone. Pour cette étudiante en première année, intégrer Columbia représentait déjà une immense épreuve. Pourquoi donc risquer d'être épinglée sur les no-hire lists, ces litanies de noms de personnes à ne pas embaucher pour leur supposé antisémitisme ? Le tort de la jeune femme serait d'être une sympathisante de Jewish Voice for Peace. « Cette association est un endroit où les Juifs de couleur comme moi se sentent en sécurité », insiste la native du New Jersey aux boucles brunes, emmitouflée dans un long manteau en cuir noir. C'est un petit havre pour nous qui avons des opinions différentes de l'ensemble des Juifs, lesquels adoptent un discours conservateur quand il s'agit d'Israël. »

Les rassemblements pour la Palestine se tiennent dans la peur d'être pris en photo et étiqueté « antisémite »

Depuis le 7 octobre, et les condoléances qu'elle a adressées à ses amis israéliens, son malaise est toujours présent. « Je me suis forcée à plonger la tête dans mes cours, à me concentrer sur mes notes », raconte d'abord Maria. Mais les émotions refoulées sont remontées d'une traite lorsqu'elle a entendu des camarades juifs, palestiniens et arabes s'exprimer lors d'une conférence organisée par JVP. « Depuis, le conflit occupe une grande partie de mes journées », décrit celle qui n'hésite plus, comme la majorité, à se masquer lorsqu'elle manifeste sur le campus.

« S'ils se cachent le visage, c'est qu'ils savent que ce qu'ils défendent n'est pas spécialement juste », pense Eyar, étudiante israélienne, aux États-Unis depuis trois ans. Cette vétérane de Tsahal, l'armée d'Israël, où elle a fait son service militaire, ajoute : « Les gens d'ici ne comprennent pas que nous devons protéger nos terres et ne savent même pas pourquoi ils protestent. »

Un dessin de croix gammée, découvert dans les toilettes de l'école d'affaires internationales de Columbia fin octobre, a réveillé certaines craintes. « L'administration prétend qu'elle prend les choses au sérieux, mais elle n'est pas à la hauteur », lâche Eyar, ses yeux noisette mouillés de larmes. La peur de se faire intimider sur le campus s'additionne au décalage que l'étudiante « sioniste et fière de l'être » ressent avec ses camarades de promotion. « Il y a des centaines de cours ici consacrés au conflit, et des milliers à travers le monde ; c'est un sujet plus complexe qu'une vidéo sur Instagram ou un TikTok », s'exaspère celle que le slogan « From the river to the sea, Palestine will be free » irrite particulièrement. « Quand on veut la paix, il faut le souhaiter pour les deux côtés », appuie la matheuse.

Nesma le confesse dans un sourire mi-nerveux, mi-fier : notre rencontre marque son premier jour sans pleurs depuis le mois dernier. Qu'importe que la Libano-Palestinienne soit « accablée du deuil d'un oncle et de deux cousins », il faut serrer les dents. « Le mardi suivant le 7 octobre, deux élèves m'ont craché dessus, me traitant de terroriste et de tueuse d'enfants alors que je me rendais en cours », relate la jeune femme, arrivée seule aux États-Unis après avoir grandi au Moyen-Orient. « Cela fait deux mois que j'étudie à Columbia et des rumeurs selon lesquelles je serais antisémite courent déjà », se désole celle qui a fondé l'une des branches californiennes de Students for Justice in Palestine lorsqu'elle étudiait sur la côte Ouest. « Personne ne me connaît ici, mais on ne me laissera pas le bénéfice du doute. » Pas question de s'épancher sur ce sujet avec l'administration : « Je n'ai pas confiance en cette institution pour m'écouter et m'épauler, puisqu'elle a déjà pris position », soupire Nesma en triturant le cordon au bout duquel pend un morceau de bronze dont les contours suggèrent la géographie d'une terre disputée.

Plusieurs richissimes bienfaiteurs ont suspendu leurs financements après que le mouvement pro-Palestine a pris de l'ampleur

Les pelouses de Columbia n'en sont pas à leur premier embrasement. Il y a cinquante-cinq ans, en 1968, un millier d'étudiants occupaient les bâtiments pour protester contre la guerre au Vietnam et la ségrégation, lançant une vague de révolte dans les facs du pays jusqu'à la fin de l'année. « Depuis, notre université a lutté contre l'apartheid en Afrique du Sud, pour les droits civiques, pour le climat », énumère l'historien Rashid Khalidi, détenteur de la chaire Edward Saïd à l'université Columbia. « Mais cela fait vingt-deux ans que j'enseigne ici, et je n'ai jamais rien vu de pareil », nous confie-t-il à propos du récent bannissement des deux groupes étudiants. Le professeur ne voit pas d'un bon œil la mobilisation d'escouades policières sur le campus et les sanctions à l'encontre des organisateurs de ces rendez-vous pro-Palestine. Il relève que « les manifestations engagées au sujet de l'Ukraine ou de la Chine ne nécessitent pas de telles dispositions ».

Rashid Khalidi observe là une politisation du règlement intérieur de l'établissement ; un avis que partage sa collègue Debbie Becher : « Dans le contexte de toutes les actions récentes, ce protocole bureaucratique prétendument neutre semble bien viser les voix propalestiniennes. » L'enseignante a publié une tribune dans le journal des étudiants, le Columbia Daily Spectator, où elle incite les communautés de l'école à s'emparer du sujet du conflit et à oser en débattre sans céder aux menaces extérieures. « Nous restons silencieux parce que nous ne voulons pas perdre d'emplois, d'offres d'emploi ou de promotions [...] ou faire face au doxxing ou à des menaces qui nous mettent en danger [alors que l'administration a] défendu des positions sionistes extrêmes », y écrit Debbie Becher. La direction, qui n'a pas souhaité répondre à nos questions, a en effet publié plusieurs communiqués. Dans une lettre du 26 octobre, la présidente du Barnard College, le cycle primaire d'études de Columbia, se disait « consternée et attristée de voir l'antisémitisme et l'antisionisme se propager » sur le campus, mettant la haine anti-Juifs et l'hostilité à l'État d'Israël sur le même plan.

Membre de l'Ivy League - ce groupe de huit facultés privées qui caracolent en tête des classements académiques du pays et incarnent l'excellence mondiale -, Columbia rayonne jusqu'au Levant : l'école new-yorkaise échange régulièrement des élèves avec l'université de Tel-Aviv et projette d'inaugurer un nouveau centre de recherche en Israël. Des liens forts, décriés par une partie des enseignants préoccupés par le respect du principe de nondiscrimination. « Des étudiants d'origines syrienne, irakienne, palestinienne n'auraient pas le droit de se rendre à Tel-Aviv », dénonce le professeur Khalidi.

Plusieurs richissimes bienfaiteurs ont décidé de suspendre leurs financements après que le mouvement pro-Palestine a pris de l'ampleur à Columbia. C'est notamment le cas de Leon Cooperman, qui trouve que « ces jeunes des universités ont de la merde dans le cerveau ». Le milliardaire a annoncé qu'il cesserait ses dons à moins de constater un « changement » dans la façon dont l'administration gère l'agitation ambiante. « Aux États-Unis, les puissances économiques s'alignent avec Israël, dans un contexte politique et médiatique hostile aux Palestiniens », commente de son côté Rashid Khalidi.

La suspension de Jewish Voice for Peace et de Students for Justice in Palestine aurait pu doucher le mouvement étudiant ; elle a eu l'effet inverse. « Garde un œil ouvert, Columbia », ont d'emblée publié dans un communiqué JVP et SJP, qui n'ont pas répondu aux sollicitations de La Tribune Dimanche.

Le 15 novembre, pour la première fois depuis le début du mois d'octobre, les marches sur lesquelles s'attroupent généralement les élèves ont été occupées par leurs professeurs. Ces derniers y maniaient à leur tour le mégaphone pour demander la réhabilitation des deux associations au nom de la liberté d'expression. Dans le même panier : appel à un cessez-le-feu et à « la fin des discriminations à l'encontre des étudiants engagés ». Cinq jours plus tard, près de 200 alumni de Columbia se retrouvaient devant leur ancienne école. Raccrochant au portail leurs toges de fin d'études, ces draps bleu ciel à haute valeur symbolique, ils rejoignent la vague de soutien à JVP et SJP et demandent à leur université de prendre position « contre le génocide à Gaza », de « cesser ses investissements d'entreprises qui profitent à Israël » et de « mettre fin au partenariat de double diplôme avec l'université de Tel-Aviv ».

De leur côté, Eyar et Nesma ne dorment plus. La première passe ses nuits à penser à ses proches en Israël, au meilleur ami de son frère tué alors qu'il dansait. La seconde est épuisée de faire semblant d'aller bien. « Au moins, quand on vit dans un pays en guerre, on ne va pas à l'école », ironise-t-elle.

Hillary Clinton chahutée par les étudiants

Mercredi, le cours d'affaires internationales que donne à Columbia l'ancienne secrétaire d'État américaine a été interrompu par une trentaine d'étudiants propalestiniens. « Hillary, Hillary, tu ne peux pas te cacher, tu soutiens un génocide », ont clamé les manifestants, porteurs de pancartes où l'on pouvait lire « Columbia a du sang sur les mains ». Ce n'est pas le premier incident du genre. Les protestataires dénoncent la position de Hillary Clinton, qui a refusé, début novembre, d'appeler Israël à un cessez-le-feu à Gaza.

* Les prénoms ont été modifiés.

Commentaires 3
à écrit le 04/12/2023 à 21:37
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Quel titre et quel professionnalisme... La terreur est en train de se passer en ce moment même "des êtres humains sont en train de mourir", c'est trop abstrait à comprendre ?

à écrit le 04/12/2023 à 8:07
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"Ambiance de terreur", je répète ma question qui n'était pas censurable, y a t'il eu des violences ? Vous connaissez l'histoire du gamin qui criait "au loup" sans arrêt ?

à écrit le 03/12/2023 à 9:25
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Oui mais ils ne se tapent pas dessus visiblement ? Et ça c'est important ils sont justes victimes de la propagande de leur camp.

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