
Nous vivons dans un monde de paradoxes qui confère à la schizophrénie. Ainsi, malgré les intentions affichées de se passer des combustibles fossiles, comme le préconisent depuis des années les rapports du GIEC et les COP, la demande mondiale de pétrole devrait atteindre un record historique de 102 millions de barils par jour (mb/j) en 2023, selon les prévisions de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) et de l'Opep. C'est 2% de plus qu'en 2022. Malgré une inflation qui reste au plus haut depuis plus de 40 ans, la consommation de l'or noir apparaît plus prépondérante que la lutte contre le réchauffement climatique, le prix à la pompe restant un bon baromètre de l'humeur des ménages.
Il faut d'abord réduire la demande avant de réduire l'offre
Comme le rappelait sans état d'âme Bernard Looney, le patron de la major BP, lors de la semaine internationale de l'énergie, qui se tenait à Londres la semaine dernière, si l'on ne réduit pas d'abord la demande de combustibles fossiles avant de réduire l'offre, « cela entraînera nécessairement des flambées des prix ».
Dans le détail, ce sont les pays émergents non membres de l'OCDE qui représentent une large part de la hausse de la demande, avec 1,6 mb/j supplémentaire (+2,9%).
Pour assurer leur croissance économique, ils brûleront 55,5 mb/j, principalement en Asie (1,4 mb/j) dont 0,9 mb/j pour la seule Chine où la reprise post-Covid va s'accélérer en 2023. Mais les pays de l'OCDE participent aussi à cette hausse générale avec 390.000 b/j supplémentaires (+ 0,8%).
Dans le même temps, selon les projections de l'AIE, l'offre mondiale ne devrait progresser que de 1,2 mb/j, à 101,3 mb/j en moyenne cette année, grâce notamment au pays producteurs non membres de l'Opep+, comme les États-Unis.
Comme d'habitude, une partie de la réponse aux possibles tensions du marché de l'or noir en 2023 se trouvera à Vienne (Autriche), au quartier général des pays membres de l'Opep qui, avec la Russie et neuf autres pays, forment le partenariat Opep+ dont les décisions influent sur les cours.
Or, au cours des dernières réunions, les partenaires ont surtout veillé à optimiser leurs parts de marché au meilleur prix, n'hésitant pas à réduire l'offre de 2 mb/j en novembre pour éviter une chute des prix du baril.
Hausse des cours de 15% depuis décembre
Vendredi, sur les marchés à terme, le cours du baril de Brent sur l'échéance rapprochée évoluait en légère hausse ce vendredi au-dessus de 84 dollars. C'est certes loin des plus de 122 dollars atteints il y a un an, quelques jours après l'offensive russe en Ukraine, mais c'est près de 15% au-dessus de son dernier point bas au début de décembre dernier, lorsque l'embargo européen et le plafonnement du prix du baril de brut russe ont commencé à s'appliquer. Il en est de même pour la référence des États-Unis : le cours du baril de WTI évoluait autour de 78 dollars, 7 dollars de plus que son plus bas de début décembre.
Au regard des fondamentaux du marché, un retrait de l'offre russe entraînerait une tension du marché. C'est le deuxième paradoxe.
Si l'Occident veut réduire les revenus de la Russie pour faire plier Moscou sur l'Ukraine, il est dans le même temps nécessaire qu'une partie du brut russe arrive sur le marché, pour éviter une flambée des cours qui serait dommageable à l'économie. Aussi, malgré les mesures de restriction, la Russie continue de vendre son pétrole. Selon l'AIE, en janvier dernier, elle a exporté 8,2 mb/j, ce qui représentait 8,13% de l'offre mondiale ce mois-là.
De son côté, Moscou doit impérativement trouver des clients hors Europe pour assurer des revenus pour financer son économie de guerre contre l'Ukraine, qui bénéficie de l'aide financière et militaire des pays occidentaux. Car les sanctions produisent leurs effets. En janvier, selon le ministère russe des Finances, les revenus du pétrole et du gaz s'étaient officiellement contractés de 46% sur un an, après avoir déjà baissé en décembre.
Mais cette baisse pourrait s'avérer en trompe-l'œil. Dans une article de recherche intitulé « Évaluation de l'impact des sanctions internationales sur les exportations russes de pétrole », une équipe de chercheurs conclue, à partir de l'analyse de données douanières, que, si « la Russie a pu rediriger les exportations de pétrole brut de l'Europe vers des marchés alternatifs comme l'Inde, la Chine et la Turquie au prix d'une forte réduction des recettes en raison des rabais consentis », en revanche, ce n'est pas le cas « pour les exportations des ports russes vers l'Océan Pacifique qui n'ont pas baissé en volume de façon significative et ne semblent pas respecter le prix plafond ».
Pour ces chercheurs, l'une des conséquences de l'embargo européen et du plafonnement du prix imposé par le G7 et ses alliés est « une fragmentation fondamentale du marché du pétrole brut russe ».
Des prix du baril russe au-dessus du plafond
Ce qui donne, selon les calculs des chercheurs, des prix différents selon les pays de destinations, le mode d'exportation (maritime ou par pipeline), ainsi que selon les voies maritimes empruntées (voir graphique) ; des prix dont certains se situent bien au-dessus du plafond des 60 dollars le baril de brut russe.
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Par ailleurs, Moscou s'est également adapté aux sanctions en développant une « flotte fantôme » qui permet de vendre son pétrole, notamment par des transferts discrets entre cargos.
En Europe, selon l'agence Bloomberg, des dizaines de milliers de barils ont fait ainsi l'objet de chargement dans les eaux internationales au large de la côte grecque du sud du Péloponnèse dans la baie de Laconie. De même, le port espagnol de Ceuta est devenu un hub de redistribution des destinations du pétrole russe.
Le centre d'étude Bruegel qui trace les exportations par voie maritime du pétrole russe (voir graphique), confirme ces cargaisons aux destinations non déterminées (en vert sur le graphique). En janvier, leur part représentait 20% des exportations de brut russe, tandis que celle des pays non européens et non membres du G7 s'élevait à quelque 65% contre à peine plus de 10% en janvier 2021.
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Une équipe de jeunes technocrates au Kremlin
Cette redistribution des destinations des exportations du pétrole russe doit également à une nouvelle organisation à Moscou.
Selon une enquête réalisée par le Wall Street Journal, le Kremlin s'est entouré d'une équipe de jeunes technocrates qui adhèrent à la vision de Vladimir Poutine. Formés notamment dans les meilleures universités du Royaume Uni, maîtrisant parfaitement la langue de Shakespeare et les arcanes financières du marché pétrolier mondial, ils sont devenus les architectes des montages pour contourner les sanctions, à l'exemple de Pavel Sorokin (37 ans), vice-ministre de l'Énergie, ex-Morgan Stanley, qui avait joué un rôle de premier plan dans la constitution du partenariat Opep+, d'Alexey Sazanov (39 ans), diplômé d'Oxford, ex-E&Y, vice-ministre des Finances, de Denis Deryushkin, qui dirige l'Agence de l'énergie russe (ex-Merrill Lynch), ou encore, de Maksim Oreshkin (38 ans), conseiller de Vladimir Poutine sur les questions financières (ex-Crédit Agricole).
Dans le contexte d'une économie de guerre, ces technocrates ont mis en place une stratégie pour générer des revenus, comme l'obligation en 2022 pour les pays européens de payer en roubles et non en euros ou en dollars leurs importations.
De même, ce sont eux, et non les compagnies, qui fixent les prix auxquels sont vendus sur le marché international le brut russe, ou favorisent la signature de contrats avec la République démocratique du Congo (RDC), l'Afghanistan ou encore le Bahrein. Un centralisme qui permet aujourd'hui de réduire les effets des sanctions.
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