C'est ce qu'on appelle en économie un effet pervers. En imposant à la Russie un prix plafonné à 60 dollars pour vendre son baril de pétrole brut sur le marché international dans le but de réduire ses revenus pour financer son effort de guerre, les pays membres du G7 et leurs alliés ont créé une nouvelle carte de distribution de l'or noir, qui n'est pas celle qu'ils espéraient.
Si la Chine, l'Inde et la Turquie se sont rapidement substitués aux pays européens l'année dernière pour acheter à des prix décotés des barils d'Oural, la principale qualité de brut russe, (30% de moins que le prix du Brent qui évolue aujourd'hui au-dessus de 83 dollars), d'autres pays sont venus s'ajouter à la liste des acheteurs de produits raffinés russes (diesel, nafta, gazole).
Les exportations russes au plus haut depuis avril 2020
En mars, selon le dernier pointage des experts de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), les exportations russes de pétrole ont atteint malgré l'embargo européen et le plafonnement des prix leur plus haut niveau depuis avril 2020, grâce précisément aux ventes de produits raffinés. Les cargaisons cumulées ont totalisé en moyenne 8,1 millions de barils par jour (mb/j), en hausse de 0,6 mb/j, dont 38% (3,1 mb/j) de produits raffinés (+0,45 mb/j). En revanche, les revenus qui ont atteint 12,7 milliard de dollars, 1 milliard de dollars de plus qu'en février, se situaient 43% plus bas qu'un an avant (voir graphique).
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Si l'Inde, la Chine et la Turquie restent les premiers clients, le Moyen-Orient, l'Afrique et l'Amérique latine sont devenus d'importants acheteurs de produits raffinés russes, pour un volume qui s'est établi à 1 mb/j en mars. L'AIE ajoute que 0,4 mb/j supplémentaires ont été vendus sans pouvoir identifier leur destination.
Fait remarquable : ces nouveaux achats sont notamment réalisés par des pays producteurs de pétrole : l'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis. Selon une enquête du Wall Street Journal (WSJ), s'appuyant sur des données issues des cabinets d'études Kpler et Argus Media, les exportations de pétrole russe vers les Emirats ont atteint un volume total de 60 millions de barils en 2022, soit le triple de celui de 2021.
Dans le port de Fujairah, un important lieu de stockage sur la côte est des Emirats arabes unis, 1 baril de diesel sur 10 est russe. Selon le WSJ, ce port est devenu une plaque tournante pour les acheteurs et vendeurs de pétrole russe à destination de l'Asie et de l'Afrique, les Emirats disposant des infrastructures et du système financier pour réaliser les opérations.
100.000 barils par jour vers l'Arabie saoudite
Aujourd'hui, la Russie expédie 100.000 barils par jour (soit 36 millions de barils sur un an) vers l'Arabie saoudite, alors qu'elle ne lui en vendait pratiquement aucun avant le déclenchement de la guerre en Ukraine.
Comme pour l'Inde, la Chine et la Turquie, ces achats sont d'abord motivés par des considérations financières. Le baril de diesel russe se négocie au Proche-Orient entre 60 et 70 dollars, 20 dollars de moins que le prix du diesel local, et largement en-dessous des 100 dollars du prix plafonné imposé par le G7.
Ces pays agissent comme le font les maisons de négoce. Ils achètent des barils russes à des prix décotés qu'ils destinent à leur marché local, selon un analyste de Kpler cité par le WSJ, et optimisent leurs revenus en réservant leur propre production au marché international où les prix sont plus élevés, notamment en Europe, autour de 130 dollars le baril.
Selon les dernières données d'Eurostat, les achats européens de produits pétroliers en provenance de l'Arabie saoudite ont considérablement augmenté durant le deuxième semestre de 2022 (voir graphique).
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Ce commerce n'est évidemment pas du goût de l'Oncle Sam et de ses alliés, car il amoindrit la portée des sanctions des Occidentaux contre la Russie en offrant un débouché commercial au pétrole russe et des revenus à Moscou.
Pour leur défense, ces pays disent respecter le cadre des sanctions internationales. Si l'intérêt financier est justifié, toutefois, ces achats d'or noir de la part de pays qui comptent parmi les premiers producteurs et exportateurs pétroliers du monde interrogent.
Nouvelle configuration géopolitique
Ils s'inscrivent dans la nouvelle configuration géopolitique consécutive à la guerre en Ukraine sur fond de rivalité entre les Etats-Unis et la Chine. Les pays du Golfe, en tant que puissances émergentes enrichies par les prix élevés des hydrocarbures, s'émancipent de la tutelle des Etats-Unis, notamment depuis l'élection de Joe Biden.
Ces derniers mois, la Chine est devenue plus active dans la région. La venue du président Xi Jinping dans le Golfe Persique, qui a vu la signature de plus accords commerciaux dont la livraison de pétrole au géant asiatique libellés en yuan ou la reprise des relations diplomatiques entre l'Arabie saoudite et l'Iran sous l'égide de Pékin.
De même, la décision surprise de l'Opep+ de réduire son offre de 1 mb/j dès le mois de mai ne répond pas au point de vue de la Maison-Blanche qui avait promis une réponse après la précédente réduction de 2 mb/j décidée en octobre dernier.
Quant à la Russie, même si les sanctions l'affectent moins que prévu grâce à ces nouveaux débouchés pour son pétrole, elle voit ses revenus continuer à baisser, une partie étant transférée vers les autres économies émergentes.