
Pour l'économie européenne, l'année 2023 ne s'annonce pas sous les meilleurs auspices. Le PIB devrait au mieux stagner, au pire reculer dans la zone euro, cassant net l'effet rebond de la croissance post-Covid. L'Allemagne tousse face à l'explosion du prix des matières premières et à la perte des hydrocarbures russes, carburants de son industrie. La guerre en Ukraine a accentué la dégradation de l'économie déjà perturbée par la désorganisation des chaînes logistiques mondiales et les différentes pénuries qu'elle avait provoquées.
En réponse à l'agression russe, l'Union européenne a pris le parti de frapper la Russie par des sanctions massives contre son secteur financier, ses approvisionnements industriels et certaines de ses ressources naturelles... dont les Européens dépendaient parfois de façon critique.
La classe politique européenne a dans l'ensemble soutenu les vagues de sanctions contre l'économie russe et ses oligarques en dépit du coût d'une telle décision. Quelques voix dissonantes se sont néanmoins fait entendre sur le Vieux continent, essentiellement dans les formations populistes. Proche du Kremlin, le Premier ministre nationaliste hongrois, Viktor Orban, ne cesse d'appeler l'Europe à lever les sanctions, jugeant qu'elles affaiblissent la Hongrie mais pas seulement. « L'Europe souffre davantage que la Russie des restrictions imposées en réaction à la guerre en Ukraine », affirme Peter Szijjarto, le ministre hongrois des Affaires étrangères. Un message repris en France par le Rassemblement national et la France insoumise.
Au-delà des difficultés actuelles, une question se pose à plus long terme : l'économie européenne s'est-elle durablement affaiblie avec les sanctions contre la Russie ?
Le débat actuel sur l'impact des sanctions contre la Russie sur les pays de l'UE s'est focalisé sur les conséquences à court terme. La hausse des prix de l'énergie, et l'inflation de manière générale, sont vues comme des conséquences très négatives pour les 6 à 18 mois qui viennent. C'est incontestablement une réalité, et l'annonce de l'arrêt d'entreprises, en Allemagne comme en France - on pense à Duralex - parce qu'elles ne peuvent faire face pour l'instant à la hausse des prix des matières premières, traduit l'importance du problème. L'économie européenne semble bien affaiblie. Mais, à ne regarder que le futur immédiat, on risque de passer à côté d'un problème bien plus grave.
L'industrie des pays de l'UE, et en particulier l'industrie allemande, avait construit son modèle de compétitivité sur la disponibilité d'une énergie bon marché, mais aussi de matières premières comme le gaz et le pétrole pour la chimie, en provenance de Russie. Le gaz et le pétrole transitant par des tuyaux (gazoducs et oléoducs) étaient moins chers que ces mêmes matières premières livrées par pétroliers ou par méthaniers. La question se pose notamment en ce qui concerne le gaz. Le GNL coûte sensiblement plus cher que le gaz transitant par gazoducs.
Or, la Russie a largement restreint ses exportations vers l'Europe. Bien sûr, à moyen terme, des alternatives sont parfaitement disponibles en développant des capacités d'importations de GNL, d'autres sources d'énergie (y compris celles qui sont fortement polluantes comme le charbon ou la lignite). Mais, la question ne se pose pas en termes de volume, sauf naturellement si on raisonne à court terme. On peut penser que, dans les trois ans qui viennent, la substitution sera entièrement réalisée, même si elle sera coûteuse en raison de la construction d'installations nouvelles et de nouveaux navires, en particulier des méthaniers. Néanmoins, la question du coût de ces produits de substitution se posera pleinement, qu'ils soient utilisés pour produire de l'énergie ou comme matières premières dans l'industrie.
La hausse globale des coûts sera donc comprise entre 20% et 40%. Elle va mettre à mal la compétitivité de l'industrie européenne. C'est évident dans le cas de l'Allemagne, pays qui avait complètement conçu son modèle économique autour d'hydrocarbures bon marché obtenus de Russie. L'impact pourrait être moindre pour d'autres pays, déjà désindustrialisés ou moins dépendants des exportations russes. Mais, si l'industrie allemande connaît des délocalisations et des fermetures de sites, comment ne pas voir que cela affecte aussi tous ses sous-traitants, qu'ils soient basés en Europe centrale et orientale, ou en Europe occidentale ? Le risque d'affaiblissement général est donc bien réel.
Quel modèle est susceptible de redonner à l'industrie allemande, et européenne, sa compétitivité face à ses concurrents internationaux ? On sait que la Chine et l'Inde pourraient, d'ici à quelques années, bénéficier de cette énergie et de ces hydrocarbures russes bon marché via la construction de nouveaux gazoducs et oléoducs. Le basculement vers une économie encore plus dépendante des services est une dangereuse illusion, comme l'a bien montré la crise de la Covid-19, et une voie directe à l'appauvrissement général des sociétés et à la montée des inégalités en leur sein. De fait, c'est la réindustrialisation qui est considérée aujourd'hui comme une priorité. Or pourra-t-on ne serait-ce que maintenir le tissu industriel existant dans ces nouvelles conditions ? C'est le défi qui se pose à moyen-terme pour les pays européens. Même si, au travers d'un immense programme d'éducation et de formation, nous faisions monter dramatiquement les compétences de la main d'œuvre, l'ajustement sera nécessairement très douloureux et coûteux en termes de pouvoir d'achat.
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Le lien entre la récession qui se profile en Europe et les sanctions contre la Russie n'a rien d'évident. La hausse des prix de l'énergie n'a pas débuté le 24 février. Les cours des matières premières énergétiques et alimentaires étaient déjà élevés avant l'invasion de l'Ukraine. Ce conflit a provoqué un nouveau choc sur les marchés des hydrocarbures et des denrées alimentaires. Cette flambée des prix est liée à la décision de Vladimir Poutine d'envahir l'Ukraine et non pas aux sanctions occidentales.
Aujourd'hui, il n'existe aucune sanction européenne sur les exportations de gaz russe : c'est la Russie qui a décidé de fermer le robinet du gaz (voire de faire exploser des gazoducs). Les sanctions européennes sur les importations de pétrole russe n'entreront pas en vigueur avant l'an prochain. Quant à l'envolée du prix des céréales, elle était liée au blocus de la marine russe sur les ports ukrainiens avant l'accord de reprise des exportations en mer Noire.
On entend la petite musique du Kremlin qui raconte que la Russie n'aurait pas fermé le robinet du gaz sans les sanctions. Mais si l'UE levait ces sanctions, est-on sûr que la Russie reprendrait les livraisons de gaz ? Les promesses de Poutine n'engagent que ceux qui les croient (pour mémoire, il avait aussi juré n'avoir aucune intention d'envahir l'Ukraine). Vu du Kremlin, le soutien militaire des Occidentaux aux Ukrainiens pourrait très bien justifier la fermeture des gazoducs vers l'Europe.
La sortie des entreprises européennes du marché russe n'est pas directement liée aux sanctions. Les sanctions de 2022 n'ont pas radicalement modifié la situation pour les entreprises européennes présentes dans une Russie déjà ciblée par des sanctions occidentales depuis 2014. S'il était difficile pour ces entreprises de rester en Russie après le 24 février, c'est surtout à cause de la pression de l'opinion publique. En outre, la Russie est en récession et n'est donc plus un marché attractif.
Il ne s'agit évidemment pas de dire que les sanctions sont indolores. La mesure susceptible d'avoir l'impact économique le plus élevé sera l'arrêt des importations européennes de pétrole russe. Les Européens ont cependant veillé à décaler cet embargo dans le temps afin d'amortir ses conséquences. Pour éviter un brusque rebond du prix du pétrole, cette mesure ne sera pas mise en œuvre avant 2023 dans un contexte de ralentissement économique mondial et donc de baisse attendue du cours du brut.
Le calcul de l'UE s'inscrit aussi dans une logique de long-terme. A un horizon de cinq ans, l'impact combiné des sanctions contre les importations de pétrole russe et de la décision russe d'arrêter les exportations de gaz vers l'Europe signifie que l'UE va se défaire de sa dépendance aux hydrocarbures russes. Cela va encourager le développement des énergies renouvelables et les importations de gaz en provenance d'autres pays, comme la Norvège, les Etats-Unis ou l'Australie.
Les Européens avaient-ils une meilleure alternative que les sanctions ? Le recours aux sanctions comble le vide entre deux options : ne rien faire (ou se contenter de condamnations diplomatiques qui n'impressionneront pas le Kremlin) ou s'engager militairement (ce qui aurait un coût humain élevé). Pour paraphraser Churchill quand il parlait de démocratie, les sanctions pourraient bien être la pire réponse diplomatique à la guerre en Ukraine, à l'exception de toutes les autres.
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