La mafia à Taïwan, ennemi intérieur au service de Pékin

À l’approche de l’élection présidentielle, les services de renseignement de l’État insulaire s’inquiètent de la pression des triades, dévouées au gouvernement chinois.
Tyran de fer, le parrain des parrains d’Alliance céleste, la plus puissante triade taïwanaise, entouré de ses gardes du corps à Taipei, à l’automne 2022.
Tyran de fer, le parrain des parrains d’Alliance céleste, la plus puissante triade taïwanaise, entouré de ses gardes du corps à Taipei, à l’automne 2022. (Crédits : YAMI2/ARTE)

Il est 5 heures du matin, ce 23 mai 2027, lorsqu'une pluie de missiles s'abat sur l'île de Taïwan. Pour résister au débarquement imminent des troupes chinoises, le gouvernement taïwanais annonce la mobilisation générale. La population, à plus de 90 % opposée à une annexion chinoise, est prête à repousser l'envahisseur. Mais les mauvaises nouvelles s'accumulent. On rapporte que des gangsters ont abattu des responsables politiques. Sur Internet circulent des vidéos de barons locaux appelant solennellement à la reddition depuis des temples taoïstes. Des individus cagoulés sabotent le réseau électrique. Et dans les rues de la capitale, Taipei, débutent des affrontements entre des partisans de la résistance et les hommes du célèbre Loup blanc, un ancien parrain de la mafia Bambou uni.

Ce scénario cauchemardesque est redouté par le renseignement taïwanais. Face à la menace chinoise, Taïwan ne cesse de renforcer son arsenal militaire et espère dissuader les dirigeants chinois de franchir le Rubicon. Mais une question demeure : et si un ennemi de l'intérieur venait déstabiliser ses plans ?

Avec plusieurs dizaines de milliers de membres et des centaines de branches, ces triades constituent un empire

Taipei, un soir d'automne 2022. Il arrive à bord d'un cortège de cinq voitures noires, entouré d'une nuée de gardes du corps*. Devant le temple qui lui sert de quartier général, il est attendu par ses hommes, impeccablement rangés : le « Tyran de fer », son surnom acquis en prison, 57 ans, est la nouvelle « tête de dragon », le parrain des parrains d'Alliance céleste, la plus puissante des organisations mafieuses taïwanaises.

Avec plusieurs dizaines de milliers de membres et des centaines de branches à Taïwan et dans le monde, ces mafias constituent un empire qui ne se limite pas aux frontières de l'île. Leurs activités : casinos, arnaques, extorsion, construction, prêt sur gages, bars à hôtesses, trafic de drogue et d'armes, finance...

Il a fallu de longues discussions pour que nous puissions le rencontrer et le Tyran se montre prolixe, décrivant aussi bien son parcours que ses fonctions. « Nous avons des hommes dans chaque parti politique, dans les grandes entreprises, les médias, mais aussi aux États-Unis et en Europe », déroule fièrement le parrain, cigare aux lèvres, entouré d'une dizaine de ses lieutenants. Un sujet, en revanche, est interdit : la Chine, sa politique à Taïwan et les rapports d'Alliance céleste avec le pouvoir chinois. Ce mutisme serait-il lié aux nombreuses activités des mafias taïwanaises en Chine ?

Cela inquiète une de nos sources, un avocat qui a défendu des parrains de l'autre grande mafia, Bambou uni. Chapeau et lunettes noires, il a donné rendez-vous dans un bureau vide d'un gratte-ciel du centre de Taipei. « Le gouvernement chinois autorise les mafias à continuer de gagner de l'argent ou d'investir en Chine, à condition qu'elles lui rendent des services, confie-t-il. Les mafias disent qu'elles ne soutiennent pas la Chine, mais la vraie question est de savoir ce qu'elles feront en temps voulu. »

L'utilisation des mafias par le pouvoir chinois est une vieille histoire. Lors de la guerre civile entre les communistes et les nationalistes du Guomindang, les deux camps ont tenté d'exploiter à leur avantage les réseaux criminels de l'empire du Milieu, une stratégie qualifiée de « front uni » par Mao. Vaincu, le parti nationaliste se réfugie en 1949 à Taïwan avec une partie de ces groupes criminels, auxquels il sous-traite le maintien de l'ordre et la répression politique.

Malgré la démocratisation de Formose depuis les années 1990, les mafias continuent de peser sur l'économie, la religion et la politique de l'île, que certains qualifient de « petite Sicile ». Les parrains arrosent les politiciens de tous bords : l'actuel parti d'opposition du Guomindang est réputé proche de Bambou uni, et le parti au pouvoir, le DPP, d'Alliance céleste. Tous collaborent avec les temples locaux, qui servent de lieu de recrutement et au blanchiment d'argent.

« En ville, les mafias contrôlent les rues commerçantes, les marchés, la vie nocturne ; à la campagne, elles se substituent au gouvernement en s'immisçant dans l'industrie, la construction ou encore l'agriculture, raconte Chang Chen-Yu, scénariste d'une série sur les mafias taïwanaises. Et comme elles distribuent les ressources, elles s'attirent le soutien de la population. »

À Taipei, dans le quartier de Neihu, la mafia taïwanaise possède des bâtiments entiers abritant des paris en ligne illégaux entre Taïwan, la Chine, Hong Kong et Macao. Quelques mois avant les élections générales (présidentielle et législatives), plusieurs de ces business ont été démantelés par les enquêteurs taïwanais. Le procureur général s'est dit « inquiet » qu'une partie des fonds visent à influencer la campagne électorale précédant les scrutins du 13 janvier, et à favoriser l'élection de candidats pro-Pékin. En outre, selon les services de renseignement taïwanais, plusieurs rencontres auraient eu lieu en Asie du Sud-Est entre des agents chinois et des mafieux taïwanais au cours des derniers mois.

Les réseaux mafieux représentent une cible idéale pour la politique de « front uni » réactivée par le président Xi Jinping, qui n'accepte pas la démocratisation de Taïwan et son rejet de l'annexion chinoise. En 2019, il a mesuré combien les puissantes triades de Hong Kong pouvaient lui être utiles, lorsque celles-ci ont envoyé leurs nervis tabasser les militants démocrates opposés à la mainmise de Pékin.

Loup blanc, ancien parrain de Bambou uni, ne cache pas sa volonté de mobiliser les criminels taïwanais au service de Pékin. Dans les locaux de son petit parti politique, dans la banlieue de Taipei, trônent une statue de Deng Xiaoping, des drapeaux du Parti communiste chinois (PCC) et une imposante statue du dieu de la mafia, Guan Yu. Le jour de l'interview, ce septuagénaire en costume a même réuni des dizaines de mafieux au visage patibulaire pour leur donner un cours sur les « bienfaits de l'unification avec la Chine ».

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Jeune lycéen, Loup blanc a rejoint Bambou uni, alors la plus puissante des mafias sous la dictature du Guomindang. Chargé d'étendre son influence aux États-Unis, il est aux premières loges lorsqu'en 1984 l'organisation assassine sur le sol américain un opposant au régime taïwanais. Il échappe à la prison mais est condamné à dix ans de détention par la justice américaine pour trafic d'héroïne.

Après son emprisonnement, inquiété par la justice de Taïwan devenue une démocratie, Loup blanc se réfugie en Chine, où il investit dans des usines et fréquente des responsables communistes. Rentré à Taïwan en 2013, il crée un parti pour l'unification. Ses ambitions politiques ayant échoué, il envoie régulièrement ses militants - dont la plupart sont des mafieux de Bambou uni - harceler des militants démocrates, comme l'activiste Lin Fei-Fan ou le Hongkongais Nathan Law, violenté lors d'une visite à Taïwan.

Loup blanc assure être mû par « l'amour de la patrie chinoise ». Il n'en est pas moins sous haute surveillance, objet de plusieurs enquêtes, soupçonné de faciliter l'entrée de Chinois grâce à une fausse agence de voyages et d'être soutenu financièrement par la Chine.

La prison ne fait pas peur à l'ancien détenu, qui affiche une souveraine indifférence, à moins qu'il ne s'agisse d'une inquiétante confiance en l'avenir : « Les attaques m'indiffèrent, sourit-il. Je suis prêt à sacrifier ma vie. Ceux qui ont des armes à Taïwan, ce sont les mafieux. Si la Chine envahit Taïwan, ma mission sera d'encourager les Taïwanais à ne pas résister. »

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Un incident met en lumière les risques posés par les triades. Holger Chen est un ancien homme de main de Bambou uni qui a travaillé dans des bars à hôtesses puis dans la construction. Devenu youtubeur à succès, ce colosse tatoué lance en 2019 une campagne médiatique contre un groupe de médias pro-Chine, ainsi que contre son ancien chef Loup blanc, qu'il accuse d'être « un traître qui fout le feu à la maison ». À son appel, des dizaines de milliers de personnes descendent dans les rues.

En ville, les mafias contrôlent les rues commerçantes, les marchés, la vie nocturne

Chang Chen-Yu, scénariste

Menacé par des hommes de Loup blanc, il est atteint par trois balles tirées à bout portant par un membre de Bambou uni un soir d'août 2020. Il survit miraculeusement. Lors d'une interview dans ses locaux, sous la protection de gardes armés, il se dit persuadé que « la Chine est derrière cela ». Loup blanc nie toute implication. « Holger Chen ne mérite même pas que je le tue », lâche-t-il.

La jeune démocratie taïwanaise a conscience du problème. Le député Wang Ting-yu, membre du DPP, le parti au pouvoir, est le fer lance du combat contre l'influence des triades à Taïwan. Il l'a payé cher. Dans les années 1990, il a été kidnappé, battu par un gang local, pour avoir dénoncé la venue dans sa ville d'un représentant du PCC. Il nous dit avoir débusqué des dizaines d'adhésions suspectes au DPP, provenant de mafias, la semaine précédant notre rencontre.

Selon lui, en cas d'invasion, la Chine serait en mesure d'armer entre 16 000 et 24 000 hommes. Le député, qui préside aujourd'hui la commission de la défense nationale, plaide pour l'arrestation préventive des mafieux en cas de menace. Loup blanc serait bien sûr le premier sur la liste. « Alliance céleste est plus locale, plus loyale envers Taïwan, mais ce sont des gangsters, la seule chose qui les intéresse c'est l'argent », assure le député, vêtu de son habituel blouson militaire.

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Les milliers de petites mains des mafias suivront-elles les ordres des chefs le moment venu ? Elles n'échappent pas aux évolutions de la société, où le sentiment d'une identité nationale taïwanaise se développe de plus en plus, en particulier dans la jeunesse. « La clope », 28 ans, simple soldat d'une petite branche d'une mafia régnant sur un faubourg de Kaohsiung, réfléchit longuement à notre question avant de répondre : « Moi, je préfère ne pas participer à des activités politiques. Si on a une réunion et un vote, je m'y opposerai. Mais si l'organisation choisit de le faire, alors il le faudra. C'est comme ça... »

* À voir dans Triades - La mafia chinoise à la conquête du monde, une série documentaire d'Antoine Vitkine, déjà en ligne sur Arte.tv et le 9 janvier sur Arte.

Commentaires 4
à écrit le 01/01/2024 à 9:12
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Êtes-vous un troll communiste? Vous écrivez des bêtises. Selon vos critères, un certain nombre d'États en Europe et dans le monde ne devraient pas exister. Est-il légitime que l'Autriche, la Suisse et les Pays-Bas se sont séparés de l'Allemagne? Les ...

à écrit le 01/01/2024 à 9:11
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Ne lisez pas ou n'écoutez pas la propagande chinoise et les nombreux commentaires de trolls qui pullulent sur internet et les réseaux sociaux. Taiwan est indépendant, il n'a jamais été dirigé par le parti communiste chinois. Le problème n'est pas T...

à écrit le 01/01/2024 à 8:34
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Rappelons que Taiwan est une province irrédentiste sans la moindre indépendance légitime , un cheval de Troie US qui doit revenir a la mère patrie

à écrit le 31/12/2023 à 8:43
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Les mafias ont toujours fait partie des oligarchies, 25% de l'activité financière mondiale liée à l'argent du crime, y a t'il besoin d'ajouter quelque chose ?

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