LA TRIBUNE - Comment se caractérise la reprise économique heurtée par le variant Omicron à l'échelle mondiale ? A quoi faut-il s'attendre en 2022 ?
LAURENCE BOONE - La reprise continue mais il y a beaucoup de déséquilibres partout dans le monde, que ce soit entre les pays et à l'intérieur des pays. Ces déséquilibres peuvent se manifester dans les chaînes de production et dans l'inflation. Cette année 2022 va être un exercice d'équilibre. En 2021, le rebond du PIB a été très fort au niveau mondial à 5,6%. La croissance devrait passer à 4,5% en 2022 et 3,2% en 2023. Si des déséquilibres existent entre les différentes régions du monde, la dynamique est globalement la même à cet horizon.
La croissance rapide du variant Omicron nous rappelle qu'on est loin d'être sortis de la crise sanitaire. Néanmoins, avec la vaccination qui progresse, le soutien de la politique monétaire et budgétaire dans le monde, la reprise se poursuit et devrait atteindre un pic au tournant de 2021, puis revenir de manière assez graduelle au type de croissance d'avant crise. D'ici fin 2023, le monde devrait être revenu sur le sentier de croissance que l'on connaissait avant cette crise sanitaire. On est prudemment optimistes.
Quelles sont les principales divergences entre les Etats-Unis et la zone euro dans cette reprise ?
Il y a un certain nombre de déséquilibres à commencer par la façon dont les pays ont reconquis la croissance. La reprise est contrastée entre les Etats-Unis et la zone euro. En zone euro, beaucoup d'efforts ont été faits pour maintenir les personnes dans l'emploi et pour soutenir l'emploi. Cela se traduit par une situation sur l'emploi qui est revenue à son niveau d'avant-crise. Elle devrait continuer de s'améliorer dans les mois à venir.
Aux Etats-Unis, le taux d'emploi est à la traîne et ne devrait pas retrouver avant fin 2023 son niveau d'avant-crise. Le recul du PIB a été un peu plus limité en 2020 aux Etats-Unis par rapport à l'Europe. Et le rebond a été fort outre-Atlantique. Ce qui signifie qu'en cas de choc, l'emploi risquerait de souffrir aux Etats-Unis alors qu'en Europe, c'est plutôt la croissance.
Vous êtes particulièrement vigilante sur la reprise dans les économies émergentes.
La pandémie a encore ralenti le processus de rattrapage des économies de marché émergentes. Depuis 2014, ce rattrapage avait commencé à stagner. Avec la pandémie, l'écart de niveau de vie entre les pays avancés et les pays émergents a tendance à s'accroître. Ce déséquilibre mondial se forme car il y a moins de vaccins, moins de soutiens monétaires et budgétaires dans les pays émergents. Cela n'est pas très favorable pour leur niveau de vie et pour la demande qu'ils adressent aux pays avancés.
Que devrait-on faire pour limiter ces déséquilibres ?
La première chose à faire pour réduire ces déséquilibres économiques est la vaccination. Il faut réussir à se débarrasser de ce virus. Les pays à faible revenu ne sont pas ou faiblement vaccinés. Même dans les pays avancés, il y a des taux de vaccination très faibles dans certains Etats. Le virus continue de circuler avec tous ces variants. Cela entraîne des coûts humains en termes de santé et de niveau de vie. 10.000 milliards de dollars ont été dépensés pour soutenir les économies des pays du G20. Il faut 50 milliards de dollars et de la logistique pour vacciner le monde entier.
Quels sont les principaux risques qui planent au dessus de l'économie mondiale ?
Le premier risque est celui du marché de l'énergie. A l'approche de l'hiver, on a beaucoup parlé de la hausse abrupte des prix de l'énergie comme le gaz en Europe ou le pétrole aux Etats-Unis. Ces hausses peuvent s'expliquer par plusieurs raisons. Le mauvais temps cet été a entraîné une baisse du stockage de l'énergie à partir du vent ou de l'hydroélectrique. En 2020, beaucoup d'infrastructures énergétiques n'ont pas pu bénéficier d'une maintenance en raison de la pandémie. Cette maintenance a été repoussée dans le temps.
Depuis les chocs pétroliers de 2011 et 2014, il y a moins d'investissements dans les infrastructures dans les industries pétrolières. Dans le même temps, il n'y a pas eu assez d'investissements dans des infrastructures plus vertes. Il y a des tensions sur les infrastructures. Enfin, le niveau de stock dans le gaz est inférieur d'environ 30% à celui d'avant-crise. Si l'hiver est très long et froid, cela pourrait entraîner une hausse des prix, voire des coupures de courant. C'est une source d'inquiétude à l'OCDE. Cela manifeste l'urgence d'investir beaucoup plus dans les infrastructures énergétiques vertes.
La hausse des prix de l'énergie et ceux des matières premières inquiètent particulièrement les milieux économiques et financiers. D'où vient cette inflation actuellement ?
Elle vient en partie des prix de l'énergie mais aussi des tensions sur les chaînes de production qui renchérissent le prix des biens. Les délais de livraison des fournisseurs ont augmenté avec la pandémie. Ces délais ont augmenté principalement dans les pays où la demande, le revenu des ménages et celui des entreprises a été le mieux protégé.
Lorsque les Etats ont rouvert les économies après le confinement, il y a eu une forte croissance de la demande pour beaucoup de produits manufacturés. Cette forte demande a fait pression sur des capacités de production d'avant-crise. Elles n'étaient pas adaptées pour répondre à cette forte hausse. Cela a abouti à des tensions importantes sur les délais de livraison. Ces tensions créent des secousses sur les chaînes de production dans toutes les industries.
Certaines industries sont en première ligne comme l'automobile ou les équipements électriques. Les entreprises sont inquiètes des pénuries de matériaux et d'équipements qui freinent véritablement leurs capacités à produire et à répondre cette forte hausse de la demande. Pour les puces électroniques, la demande a été tellement forte que le délai de livraison est passé de 13 semaines avant la pandémie à 22 semaines. C'est colossal. Ces tensions sur les chaînes de production ont conduit à une baisse de la production industrielle.
Ces tensions sur les chaînes de production pénalisent la croissance du PIB à hauteur de plus de 1,5 point en Allemagne, en République Tchèque ou au Japon. C'est significatif. Ces tensions pourraient également prolonger encore la période d'inflation élevée. Plus nous allons mettre de temps à résoudre la crise sanitaire et plus les tensions sur les chaînes de production risquent de durer. Il existe enfin des différences entre les Etats-Unis et la zone euro. L'inflation monte beaucoup plus aux Etats-Unis que dans la zone euro. Il y a eu beaucoup plus de hausses de la demande aux Etats-Unis que dans la zone euro. Tant qu'il y aura cette crise pandémique, ces tensions sur l'inflation vont durer.
S'agissant de l'inflation, que peuvent faire les banques centrales ?
Aucun pays ne se ressemble pour l'inflation. Aux Etats-Unis et au Brésil, il y a beaucoup d'inflation. En revanche, il y en a très peu au Japon ou en Chine. Il n'existe pas de "prêt à porter" pour la politique monétaire. Au contraire, la politique monétaire doit s'adapter à chaque situation. Dans les pays où les tensions sur l'inflation viennent plus des chaînes de valeur, la politique monétaire ne peut pas faire grand chose. Il s'agit avant tout de réduire ces tensions en améliorant la situation sanitaire. Dans certains pays, il peut y avoir un excès de demande comme aux Etats-Unis. La politique monétaire a alors un rôle à jouer pour réduire ces tensions inflationnistes.
En Europe, le marché du travail a été relativement préservé malgré l'effondrement de l'économie en 2020. Comment l'emploi a-t-il évolué en 2021 ?
En Europe, les taux d'emploi sont revenus à leurs niveaux d'avant-crise. En revanche, le nombre d'heures travaillées n'a pas retrouvé son niveau et en même temps, les entreprises ont des difficultés à recruter. Il y a une tension entre une activité partielle qui perdure car certains secteurs ne fonctionnent toujours pas correctement comme le tourisme, l'événementiel et en même temps il y a un rééquilibrage de la production vers une demande importante de biens et moins de services.
L'accélération du numérique pendant la pandémie nécessite des emplois avec différentes qualifications et donc des difficultés de recrutement. Celles-ci peuvent entraîner des frictions sur la production. Plus la situation sanitaire dure, plus ces déséquilibres risquent de s'installer.
La crise de l'immobilier en Chine avec la faillite d'Evergrande a suscité de vives inquiétudes. Quel sont les principaux risques liés à cet effondrement ?
La Chine a assez peu de liens financiers avec le reste du monde, mais beaucoup de liens réels. On entend beaucoup parler du promoteur immobilier Evergrande, de dette en Chine. Le risque n'est pas forcément que ces problèmes génèrent une crise financière directement par les faillites. Comme la Chine est encore un pays assez fermé, ces faillites peuvent entraîner d'abord une moindre croissance en Chine.
Le risque est que l'économie réelle souffre de troubles financiers en Chine, et que la population chinoise achète moins de biens à l'étranger et produise moins de biens. Un ralentissement en Chine aurait un impact assez grand sur le reste du monde. Si la demande chinoise ralentissait de 2% sur deux ans, la croissance du PIB mondial serait amputée de un point chaque année. La croissance aux Etats-Unis et en Europe serait ainsi pénalisée. Le coup de frein en Chine pourrait en retour créer des tensions sur les marchés financiers.
Les dettes des Etats ont grimpé à des niveaux inédits depuis le début de la pandémie. Quel regard portez vous sur la gestion de la dette par les Etats ?
Les niveaux de dette sont élevés dans une grande majorité de pays. Le sujet de la dette est avant tout dû à la gestion des finances publiques pendant toutes ces décennies qui ont précédé la crise du Covid. Il est temps de gérer différemment nos finances publiques, notamment pour favoriser les priorités.
Est-ce que les Etats réorientent assez leurs dépenses vers les systèmes de santé pour qu'ils soient prêt à affronter de nouvelles pandémies ou d'autres catastrophes sanitaires ? Les dépenses sont elles suffisantes en matière d'éducation ?
Beaucoup d'enfants ont souffert des écoles fermées. Cela va les pénaliser durant toute leur vie. Dans certains pays comme la Colombie, les enfants n'ont pas été à l'école pendant deux ans. Il est urgent de revoir la composition des dépenses pour affronter ces priorités. Et de rassurer que la gestion des finances publiques sera plus responsable dans le futur.
Le réchauffement climatique est également une urgence à traiter selon les experts du GIEC. Quelles sont vos recommandations en matière de politique publique ?
A la différence des chocs pétroliers, on peut anticiper et se préparer à la transition écologique. Il y a trois types d'instruments, de politiques publiques, à actionner : augmenter le prix du carbone, créer des réglementations et enfin le soutien à la R&D et à l'investissement. Les économies ont besoin d'investissements verts, publics et privés. Il faut clairement accélérer et proposer un chemin pour la transition énergétique avec des plans de plus long terme, revus régulièrement, par exemple le Royaume-Uni fait cela depuis 2013 et revoit et ajuste sa politique climatique tous les cinq ans. Nous avons besoin d'une meilleure taxonomie verte pour diriger plus fortement l'épargne et le crédit vers les investissements décarbonés. Pour le moment, il y a peu de cohérence entre les agences de notation sur l'environnement...
____________________________
Retrouvez ici le replay de l'interview de Laurence Boone, dans le cadre du "Point de conjoncture" du Cercle des Economistes, réalisé le 15 décembre 2021