La crise énergétique en Europe montre son étroite dépendance aux importations de gaz naturel. Cela a fait les affaires des Etats-Unis qui, pour la première fois, sont devenus au mois de décembre le premier exportateur mondial de gaz naturel liquéfié (GNL) en supplantant le Qatar et l'Australie. Selon les données compilées par l'agence Bloomberg, 1.043 méthaniers ont exporté du GNL à partir des Etats-Unis en 2021, dont près de la moitié à destination des pays asiatiques, et un tiers vers les pays européens.
Et selon l'Administration fédérale d'information sur l'énergie (EIA), la tendance devrait se poursuivre, au regard des projets en cours qui devraient encore ajouter de nouvelles capacités en 2022 comme le terminal de Venture Global Calcasieu Pass, à Cameron Parish en Louisiane d'une capacité annuelle de 10 millions de tonnes. Ce sont en effet des milliards de dollars qui ont été investis dans la filière et les infrastructures depuis une quinzaine d'années pour transformer le gaz en liquide par refroidissement et le charger sur des méthaniers pour l'acheminer à travers le monde. Aujourd'hui, les deux principaux terminaux méthaniers aux Etats-Unis pour l'exportation sont celui de Sabine Pass, au Texas, au bord du golfe du Mexique, géré par la société Cheniere et celui de Freeport LNG sur l'île de Quintana au Texas.
L'exploitation du gaz de schiste
Ce développement est en ligne avec l'exploitation du gaz de schiste aux Etats-Unis, permise par une méthode controversée, celle du fracking (consistant à injecter d'importants volumes d'eau sous pression pour fracturer la roche et délivrer le gaz contenu dans les schistes). En Europe, cette méthode a été bannie dans la plupart des pays pour des raisons environnementales. Aux Etats-Unis, cette "révolution du gaz de schiste" a permis de faire passer la production de gaz naturel de 575,2 milliards de m3 en 2010 à 914,6 milliards en 2020 (en baisse par rapport à 2019, en raison de la crise sanitaire), soit une hausse de quelque 60%, selon le BP Statistical Review 2021.
L'Europe a vu dans le même temps passer ses importations de 313,9 milliards de m3 en 2010 (dont 89,1 milliards de m3 de GNL) à 326,1 millions de m3 en 2020 (dont 114,8 milliards de m3 de GNL). En 10 ans, les seules importations de GNL ont donc progressé de quelque 29%, sans prendre en compte leur envolée en 2021. L'Europe est de plus en plus dépendante aux importations de gaz naturel, ce qui fait d'elle la première région importatrice du monde avec une part de 34,7% des importations totales de gaz naturel en 2020, dont un part de 12,2% pour le GNL (le restant étant acheminé par gazoducs), fournies principalement durant des années par l'Algérie, le Qatar et le Nigéria. Mais deux acteurs voient leur part croître rapidement depuis 2017, les Etats-Unis et la Russie, cette dernière ayant par ailleurs fourni 167,7 milliards de m3 à l'Europe en 2020 via ses gazoducs, soit 51,4% des importations totales du Vieux continent.
Arme géopolitique
C'est à la lumière de cette dépendance qui transforme le gaz naturel en arme géopolitique qu'il faut voir les mises en garde réitérées de Washington contre Berlin et le projet Nord Stream 2, un gazoduc acheminant directement du gaz de la Russie à l'Allemagne, et géré par le géant russe de l'énergie, Gazprom. Les Etats-Unis veulent exercer un moyen de pression contre Moscou, très dépendante des revenus générés par ses exportations d'hydrocarbures, et soupçonnée notamment de vouloir déstabiliser l'Ukraine.
Mais les Etats-Unis comptent également accroître les parts du marché européen de GNL de leurs entreprises gazières. Un accord avait d'ailleurs été signé en ce sens en 2019 entre l'administration Trump et la Commission européenne.
Après de nombreux retards, Nord Stream 2 est théoriquement opérationnel depuis septembre dernier. Prenant prétexte de la crise énergétique européenne, le président russe Vladimir Poutine a demandé à nouveau fin décembre que la procédure de certification énergétique par Berlin et la Commission européenne soit accélérée.
Fragilité d'une offre reposant sur les renouvelables
Or quelques jours auparavant, Robert Habeck, vice-chancelier de la nouvelle coalition au pouvoir à Berlin, et membre des Verts, jugeait que ce projet était "une erreur". Autre membre influent des Verts, la ministre allemande des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, considérait qu'il "ne répond pas aux exigences de la législation européenne sur l'énergie". Des prises de positions qui ont créé des tensions au sein de la coalition formée avec le SPD et les libéraux. Les Verts, qui ont déjà obtenu dans l'accord de gouvernement une sortie plus rapide du charbon (2030 au lieu de 2038), et qui ont définitivement entériné la fin du nucléaire en Allemagne, comptent sur l'accélération du développement des énergies renouvelables pour assurer la dépendance énergétique du pays et lutter contre le réchauffement climatique.
Mais la crise énergétique que connaît l'Europe cet hiver a montré la fragilité d'une offre reposant uniquement sur les renouvelables, comme le montre le recours croissant aux énergies fossiles et au nucléaire pour absorber les pics de consommation d'électricité. Et si pour assurer la transition, dans ces conditions, les Verts allemands n'ont jamais fait mystère de préférer le gaz étasunien au gaz russe.