Le nucléaire et le gaz, bénéfiques pour le climat sous certaines conditions ? C'est en tout cas la position désormais affichée par Bruxelles, qui a envoyé le 31 décembre aux Etats membres un projet de labellisation « verte » intégrant ces deux sources d'énergie, malgré l'opposition de nombreuses ONG environnementales et certains pays membres. Si le document d'une soixantaine de pages est encore provisoire, il met ainsi fin à un suspense long de plusieurs mois, rythmé par des tractations agitées en coulisses et plusieurs reports de la décision.
Il faut dire que, loin d'être cantonné à un débat technique, l'enjeu de ce label s'avère éminemment politique. Et a déchiré les Vingt-Sept, dans un contexte tendu de flambée historique des prix du gaz et du retour des controverses sur l'avenir de l'atome, entre fermeture des réacteurs en Allemagne et velléités de relance du nucléaire en France.
Mais de quoi parle-t-on exactement ? Baptisé taxonomie, ce mécanisme de classification entend en fait séparer les activités « durables » des autres, afin d'orienter les flux monétaires vers les premières. Autrement dit, mettre en place une grille d'analyse harmonisée à destination des investisseurs publics et privés européens, pour clarifier l'impact des fonds qu'ils placent auprès des entreprises, de plus en plus pris en compte par les agences de notation financière. Et ainsi faire basculer l'économie, encore fortement dépendante des énergies fossiles, vers l'objectif de neutralité carbone en 2050. Une sorte de boussole environnementale de l'Europe, censée accélérer sa transition sur le terrain en s'attaquant au nerf de la guerre : le financement concret de celle-ci.
« La grande valeur de la taxonomie, c'est de faire en sorte que personne ne puisse prétendre qu'il n'a pas su financer le meilleur projet en termes d'effets sur l'environnement. Etant donné que les critères seront clairement définis, il n'y aura pas besoin d'être un expert pour identifier les bonnes pratiques. Et cela permettra de lutter contre le greenwashing », explique à La Tribune Isobel Edwards, analyste obligations vertes chez NN Investment Partners.
La Commission sous pression
Ainsi, sans surprise, de nombreux industriels militaient depuis 2018 et le lancement du plan d'action européen sur la finance durable pour l'intégration de leurs propres activités dans la précieuse liste, en mettant en avant leur rôle dans la préservation du climat. Un lobbying appuyé par plusieurs des Etats membres eux-mêmes, parmi lesquels une dizaine menaçaient début 2021 d'opposer leur veto à des critères « trop stricts », qui seraient focalisés sur les seules énergies renouvelables.
Résultat : alors qu'à l'origine, le cadre éloignait a priori d'office le gaz fossile des sources d'énergie « vertes » (seules celles émettant moins de 100 grammes de CO2eq par kilowattheure (KWh) devaient y figurer), Bruxelles s'est résolue à ajouter à la taxonomie une catégorie plus extensive, les « activités de transition ». C'est-à-dire celles « non compatibles avec la neutralité climatique », mais qui, en l'absence d'alternatives, s'inscrivent dans une trajectoire « nécessaire » de décarbonation. Concrètement, la Commission a finalement relevé le seuil de 100 à 270 g de CO2 par kWh pour les centrales à gaz obtenant leur permis de construire avant la fin 2030, selon le document envoyé aux Etats.
« Le gaz a un rôle à jouer dans la décarbonation de l'économie. A court terme, [il] permet de remplacer rapidement le charbon dans la production électrique en Europe (ce qui permettra une division par deux des émissions de CO2) et le soutien à la pénétration de l'électricité renouvelable, intermittente, dont les capacités de production vont croître massivement dans les prochaines années dans l'Union Européenne, et qui devront nécessairement s'appuyer sur des moyens de flexibilité, en particulier les centrales à gaz », réagit-on chez Engie, le premier fournisseur de gaz naturel en France.
Mais cette modification constitue un « recul pour l'environnement », estime Greenpeace France. « Encourager les investissements dans le gaz fossile en le classant comme énergie transitoire vers la neutralité carbone ne fera qu'exacerber son impact dévastateur sur le climat », a rapidement réagi l'ONG. Reste que le seuil de 270 g CO2/kWh s'avère moins élevé que celui retenu dans une note qui circulait début décembre à Bruxelles, alors approuvée par la France et relayé par Euractiv, et qui proposait d'aller jusqu'à 340g CO2/kWh.
Par ailleurs, les centrales en question devront répondre à une série d'autres critères, notamment remplacer des infrastructures existantes beaucoup plus polluantes, puisque « l'Etat membre doit s'engager à sortir du charbon », peut-on lire. Mais aussi utiliser « au moins 30 % de gaz renouvelable ou peu carboné dès 2026 » (comme l'hydrogène produit par électrolyse de l'eau ou le biométhane), part relevée à « 55 % en 2030 ». Enfin, dès 2031, le seuil d'émissions du gaz reviendra à moins de 100 g de CO2 par kWh, un chiffre impossible à atteindre avec les technologies actuelles, selon des experts. Et celui-ci pourra encore être revu à la baisse tous les trois ans.
Le financement du nucléaire, une question primordiale
En outre, concernant l'atome, les projets avec un permis de construire délivré d'ici à 2045 seraient éligibles aux investissements privés et publics, pour autant qu'ils puissent prévoir des plans de gestion des déchets radioactifs et de démantèlement. En la matière, les enjeux de la taxonomie sont aussi majeurs, plus même que le gaz pour la France. En effet, la consommation d'électricité de l'Hexagone en dépend à près de 70%, avec une capacité installée de plus de 60 GW. Et alors qu'Emmanuel Macron a récemment annoncé son intention de construire de nouveaux EPR (des réacteurs de nouvelle génération) s'il est réélu, la question de leur financement sera primordiale, compte tenu du poids du coût du capital en la matière. D'autant que le premier en construction, celui de Flamanville (qui devrait être mis en route à la fin de l'année), a vu sa facture tripler, et qu'EDF essuie désormais une dette de plus de 40 milliards d'euros.
« Il faut intégrer le nucléaire dans le paquet finance durable, aux côtés des technologies qui ne causent pas de dommage pour le climat. Il y a beaucoup de capital disponible, et il faut le flécher là où ça fera avancer la transition énergétique », faisait valoir à La Tribune Vakis Ramany, directeur du développement nouveau nucléaire à l'international pour EDF, en novembre dernier.
Le paquet finance durable est même « le plus grand chantier en cours de l'Union européenne », estimait en avril 2021 Carine de Boissezon, directrice du Développement durable d'EDF, qui appelait à « n'écarter aucune technologie bas carbone ». Et pour cause, EDF a tout intérêt à ce que l'atome soit intégré à la classification, et bénéficie ainsi de meilleurs taux : en se basant sur les dépenses d'investissement de l'entreprise (Capex), le niveau d'alignement à la taxonomie de l'électricien français s'élèverait à 96%... contre 43% s'il en était exclu. Le cas échéant, cela pourrait faire « supporter un coût supplémentaire à la collectivité », selon Bernard Descreux, directeur financement et trésorerie du groupe, alors qu'une première de ses estimations évalue le coût de 6 nouveaux EPR à 46 milliards d'euros. Mais aussi « gêner des champions nationaux dans leur contrat à l'exportation », à l'heure où le gouvernement mise sur la vente de petits réacteurs modulaires (SMR) à l'international d'ici à 2030.
Et ensuite ?
Mais comme pour l'inclusion du gaz, ce discours est loin de faire l'unanimité, notamment du fait des problématiques de gestion des déchets radioactifs, ou de la possibilité d'un accident gravissime, après celui de Fukushima en 2011. Et pourrait même aviver certaines tensions entre Etats membres, alors que l'Allemagne, le Danemark, l'Autriche ou encore le Portugal s'opposent fermement à toute relance de l'atome, et ont entamé une sortie sur leur territoire. Ces derniers peuvent d'ailleurs continuer de s'opposer au texte de la taxonomie, puisque les Etats membres et des experts consultés par la Commission européenne disposent d'environ deux semaines pour réclamer des modifications, avant une publication finale attendue à la mi-janvier.
Ensuite, durant une période de quatre mois, le Parlement européen aura la possibilité de le rejeter par un vote à la majorité simple. Quant au Conseil européen, qui représente les pays membres, il pourrait aussi théoriquement s'y opposer. Mais cela semble peu probable, puisqu'il lui faudrait pour ce faire réunir pas moins de 20 Etats, une coalition qui ne semble pas pour l'heure se dégager.
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