La suspension partielle de l'activité mondiale entraînée par le confinement des populations pour arrêter la propagation mortelle du Covid-19 annonce-t-elle la fin de la « mondialisation heureuse » tant vantée au début des années 2000 ?
À l'évidence, dans cette crise sanitaire, les gouvernements ont organisé le confinement et le système de soins dans le cadre national. Mais ce sont eux aussi qui ont fait preuve de légèreté en ne s'étant pas préparés à ce risque, à l'exemple de la France qui manquait de stocks de masques, d'appareils respiratoires, de tests... produits par d'autres pays. Il n'est donc pas surprenant que la notion de « souveraineté » soit revenue au centre des débats.
Plus de fragmentation
Ce repli national de la gestion de la pandémie aura des conséquences.
« Les échanges commerciaux internationaux vont se fragmenter davantage parallèlement à une probable montée en puissance du protectionnisme dans l'économie mondiale, avec des blocs économiques concurrents et de nouvelles restrictions en matière commerciale, d'investissement et de transferts de technologie. On devrait assister à un durcissement des mouvements antimondialisation et ces évolutions vont impacter la production, l'approvisionnement et le commerce de nombreuses catégories de marchandises », prédit d'ores et déjà Michael Taylor, directeur général de Moody's en Asie-Pacifique.
Pour autant, ce repli souverainiste devra composer avec d'autres tendances.
« Les nouveaux schémas de consommation et de fonctionnement des entreprises accéléreront les bouleversements technologiques et, même si certaines évolutions sont susceptibles d'être transitoires, d'autres - telles que l'érosion de la demande en termes de transport aérien, de transports publics, d'achats en magasins et de loisirs traditionnels - seront permanentes. Les grands groupes technologiques auront, dans ce nouveau contexte, un avantage manifeste », assure l'expert de Moody's.
En réalité, la pandémie n'a fait qu'accélérer cette double tendance. Depuis la crise financière de 2008, la globalisation a changé. Initialement, il s'agissait d'intégrer les pays émergents, en particulier la Chine, au commerce mondial pour favoriser leur développement. Le cycle de négociations commerciales dit de Doha, sous l'égide de l'Organisation mondiale du commerce, a libéralisé le commerce international en ouvrant les frontières et en baissant les barrières douanières.
Nombre d'entreprises occidentales ont internationalisé leur production en délocalisant pour profiter à la fois d'une main-d'oeuvre à bas coût et d'infrastructures adaptées. Ainsi, Apple produit son iPhone en mobilisant les employés de 43 pays sur cinq continents.
Parallèlement, cette globalisation a permis à des millions de personnes de sortir de la pauvreté pour intégrer la classe moyenne.
La crise financière de 2008 a mis un coup d'arrêt à cette dynamique. Selon la Banque mondiale, le ratio exportations/PIB (mondial) a chuté d'un pic de 27 % à 22 % cette année-là. Des relocalisations ont eu lieu dans les pays d'Europe du sud et de l'est, qui, avec la crise de la dette, se voyaient imposer des programmes d'austérité budgétaire qui créaient de la déflation salariale. Dans le même temps, la Chine était de moins en moins l'atelier du monde en favorisant la montée en gamme d'entreprises nationales rivalisant avec leurs homologues occidentales sur des produits à forte valeur ajoutée dans le numérique, l'aéronautique, le nucléaire, les infrastructures, l'énergie...
Des chaines logistiques structurées
C'est d'ailleurs cette montée en puissance des pays émergents qui va rebattre les cartes. L'élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis avec un programme protectionniste résumé par le slogan « America First ! » va mettre un coup d'arrêt à la mondialisation, mais aussi déclencher une guerre commerciale, notamment avec la Chine, la puissance rivale. Ainsi, le ratio exports/PIB mondial, remonté depuis 2008 à 26%, est retombé en 2019 à 21,5%, son niveau au début des années 2000 ! La pandémie sanitaire ne fait donc qu'amplifier la restructuration des chaînes logistiques (supply chains) déjà bien entamée.
« Nombre de grandes entreprises ont pris conscience que pour des raisons de sécurité ou parce qu'elles s'exposent à un risque de rupture d'approvisionnement, elles ont intérêt à rapprocher leurs usines », constatait Olivier Blanchard en avril, dans un entretien au Monde.
Mais l'ancien chef économiste du FMI, désormais conseiller économique d'Emmanuel Macron, mettait en garde :
« Pour des raisons politiques, stratégiques et d'efficacité, cette crise va renforcer la déglobalisation. En espérant que l'on trouve le juste équilibre, sans tomber dans l'excès inverse. »
Ce « juste équilibre » est en train de se réorganiser autour de trois grands pôles, selon plusieurs experts : l'Amérique autour des États-Unis, l'Asie autour de la Chine, et l'Europe autour de l'Allemagne et de la zone euro. Cette dernière a des avantages, comme le souligne John Pain, analyste pour le cabinet Oxford Economics : « La perturbation de la supply chain a surtout pénalisé les pays de la périphérie de l'Union européenne, car ils dépendent de la production de biens intermédiaires en Pologne, République tchèque, Autriche, Hongrie, Roumanie, et les pays nordiques. » Selon lui, « l'UE est nettement mieux intégrée dans les supply chains mondiales que les États-Unis et la Chine », car elle y incorpore des pays voisins comme le Royaume-Uni, la Suisse, la Turquie et la Russie.
Au-delà de l'aspect économique, la mondialisation essuie depuis ses débuts des critiques. L'altermondialisation y voyait un projet politique néolibéral visant à réduire l'influence des États au profit de multinationales. Aujourd'hui, la vague populiste a pris le relais, à l'instar des « gilets jaunes » en France. Elle est au pouvoir avec Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil, Orban en Hongrie, ou encore avec la décision du Brexit. Ces populistes, que leurs détracteurs taxent d'illibéraux, défendent la nation contre la mondialisation, à l'instar de Xi Jinping en Chine, Vladimir Poutine en Russie, ou encore Erdogan en Turquie. Nombre de citoyens en Occident sont séduits par un pouvoir fort. En France, cette tendance se manifeste par l'invocation de la figure du général de Gaulle.
Une critique populiste contestable
Ce populisme profite aussi de l'affaiblissement des organisations internationales et de la demande de protection des citoyens car, comme le note Moody's, il va y avoir « les stigmates que la crise du coronavirus pourrait laisser sur l'économie mondiale, avec notamment un ralentissement durable de la croissance dans de nombreux pays. Les inégalités en matière de revenus vont s'accentuer, de même que les disparités économiques entre pays émergents et développés. » Avec pour corollaire un endettement qui explose, même dans les économies émergentes. Selon S & P, la dette totale de la Chine devrait atteindre 273 % du PIB en 2020.
Néanmoins, cette critique populiste a ses limites. Contrairement à une idée reçue, les pays occidentaux n'ont jamais perdu leur souveraineté, qui dépend d'abord des rapports de force dans le monde. En outre, le mercantilisme, modèle économique prôné par le souverainisme, débouche sur la guerre commerciale permanente, chaque pays protégeant ses marchés, ce qui restreint la circulation des biens et crée moins de richesse.
Enfin, la crise sanitaire a montré que si les États nationaux étaient les mieux placés pour agir face à l'urgence, en revanche, c'est la recherche internationale résultant des échanges d'informations entre chercheurs et laboratoires à travers la planète qui offrira un vaccin pour le bien de tous.
De même, la lutte contre le réchauffement climatique nécessite une globalisation des initiatives de tous les pays pour trouver et diffuser les solutions. Aussi, loin de mettre fin à la mondialisation, la pandémie du Covid-19 pourrait au contraire favoriser l'intégration de tous les pays dans une nouvelle dynamique par la prise de conscience de notre destin commun.
Le mercantilisme, modèle économique prôné par le souverainisme, débouche sur la guerre commerciale permanente.