« La solidarité de l'Amérique avec les 23 millions d'habitants de Taïwan est plus importante aujourd'hui que jamais, alors que le monde est confronté à un choix entre autocratie et démocratie », partageait, sur Twitter, la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, mardi 2 août lors de son arrivée sur l'île du sud-est Pacifique. Alors que la zone cristallise, avec l'Ukraine, toutes les tensions géopolitiques, l'Amérique de Joe Biden entend « soutenir la démocratie dynamique de Taiwan » face à l'Etat communiste chinois, centralisé, et dans l'hyper-surveillance des réseaux Internet. Un visage incarne à lui seul ces deux modèles de société radicalement opposés : celui d'Audrey Tang, première transsexuelle non-binaire à être membre d'un gouvernement, anarchiste, ancien ingénieur dans la Silicon Valley, et l'actuelle ministre du Numérique de Taïwan.
Les antagonismes avec la Chine, qui compte récupérer l'île sous son giron, sont tels que les principaux sites internet du gouvernement taïwanais ont subi une série de cyberattaques pendant la visite de Nancy Pelosi. Taïwan, qui se revendique comme une nation souveraine indépendante accuse Pékin d'intensifier les cyberattaques depuis l'élection en 2016 de la présidente Tsai Ing-wen. L'administration présidentielle a d'ailleurs annoncé qu'elle renforcera sa surveillance pour faire face à la « guerre de l'information hybride menée par des forces extérieures ».
Aussi, elle a fait du numérique un outil vital pour accélérer son émancipation et son autonomie, souhaitant, à l'opposé de la Chine autoritaire, donner le maximum de contrôle et de pouvoir à ses citoyens ultra-connectés. A Taïwan, 98,7% des individus possèdent un smartphone et 71,8% un ordinateur portable, selon les données Hootsuite/We are social de 2021.
Pour accomplir cette tâche, dès son arrivée en 2016, la présidente indépendantiste Tsaï Ing-wen a choisi Audrey Tang pour bâtir un Etat numérique. Cette surdouée, qui a quitté l'école à 14 ans pour « faire son propre chemin », se consacre à l'innovation digitale et sociale pour réinventer la démocratie. Partout dans le monde, cette trentenaire porte la voix de la « transparence » à grand renfort « d'open innovation, « d'open data », des logiciels en open source... pour un Internet plus inclusif et plus égalitaire sur l'île indépendante de la Chine populaire depuis 1949.
Contrôler le budget de l'Etat
« Dès lors que quelqu'un est insatisfait avec un service public ou qu'il n'aime pas la façon dont il y accède, il pourra le commenter, l'améliorer et accéder aux codes », affirmait la ministre taïwanaise, lors d'une conférence TedX en 2019. Avant d'entrer au gouvernement, elle y explique avoir créé avec des développeurs des plateformes de services publics parallèles, sorte de « gouvernements de l'ombre, en remplaçant l'adresse .gov.tw par un zéro .g0v.tw ». Dès 2012, son équipe applique le modèle pour accéder aux données du budget national de Taïwan dans le but de le contrôler.
« Cela se présente sous la forme d'une carte interactive pour générer des conversations en temps réel et améliorer le budget (...) Chacun peut commenter et interagir avec les services du gouvernement, sans passer par les journalistes », détaille celle qui présente depuis cette année un podcast sur la plateforme "Taïwan Plus" pour évangéliser autour des enjeux démocratiques. Toutes ces données reposant aussi déjà sur la technologie sécurisée et décentralisée de la blockchain. Séduit, le gouvernement taïwanais a depuis adopté ces plateformes miroirs pour appliquer l'open data à l'ensemble de ses services publics. Tang aux manettes, un « hackathon présidentiel » est même organisé chaque année depuis 2018, pendant lequel chacun peut présenter des idées pour trouver des solutions. Le pitch du vainqueur est ensuite délivré au président de la petite république, ancienne possession de la Chine impériale jusqu'à la fin du XIXe siècle.
L'ombre de la Chine
Sans surprise, en 2017, l'île s'est classée première dans l'Index Global Open Data de 2017. Un autre Index (l'Open Data Inventory) note toutefois un recul, où Taïwan a chuté de la 33e place en 2016 à la 51e en 2020. La politique de l'open data et de la parole aux citoyens n'a d'ailleurs pas empêché les manifestations populaires et une révolte fiscale d'éclater en 2019, sur le modèle des gilets jaunes français. Pendant le Covid, Audrey Tang vante alors sur Bloomberg la possibilité qu'ont les citoyens de suivre en temps réel si « la production de masques accélère », ce qui n'empêchera pas l'île d'adopter brièvement la politique "zéro Covid" appliquée en Chine.
Surtout, l'autre volet de la guerre numérique se joue aussi au niveau des entreprises. Dès 2015, Taïwan imposait au chinois Alibaba Group Holding de mettre fin à ses activités dans l'île, l'accusant d'avoir enfreint les règles d'investissement imposées aux entreprises chinoises dans l'île. La firme y avait maintenu des activités de cloud, qu'elle a annoncé cesser finalement mi-juillet pour ses clients locaux, selon le site taiwannews.com.
Pour imposer ses géants industriels et de la Tech, l'île, que la Chine entend reconnaître comme sa 23e province, entend pourtant constituer son propre vivier de start-ups, porté par un écosystème technologique florissant en particulier sur les puces et les semi-conducteurs.