Le spectre des attentats sanglants contre la rédaction de Charlie Hebdo et du Bataclan va-t-il revenir hanter les Français et les Européens, déjà tétanisés par la guerre en Ukraine menée par la Russie ? L'attaque terroriste revendiquée par l'État islamique (EI) le vendredi 22 mars au Crocus City Hall, une salle de concert de la banlieue de Moscou, y participe. La France a déjà relevé à son plus haut niveau le plan sécuritaire Vigipirate alors que le pays se prépare à accueillir les Jeux olympiques dans quatre mois, un événement à haut risque.
Cet attentat, le pire subi par la Russie sur son sol depuis des décennies, avec 144 personnes tuées et plus de 360 blessés, démontre la capacité de l'EI à élaborer des opérations à partir de l'extérieur. Ce terrorisme « projeté » avait été contenu ces dernières années grâce aux services de contre-terrorisme. Il avait été éclipsé par le terrorisme « endogène », caractérisé par les actions de « loups solitaires » radicalisés et ayant prêté allégeance à l'État islamique. L'assassinat à l'arme blanche des professeurs Samuel Paty en 2020 et Dominique Bernard l'année dernière, ou encore l'attaque au camion-bélier à Nice en 2016 en sont de tragiques exemples.
Nouveaux points d'ancrage du djihadisme
En réalité, les opérations de l'État islamique ont continué, car il n'a pas été totalement démantelé. Et la lutte contre ses activités n'a jamais cessé même si elle se fait à bas bruit médiatique. Ainsi, en Irak, l'armée française lutte aujourd'hui au prix fort contre Daech dans le cadre de l'opération Chammal. Et les services de contre-terrorisme en Europe ont déjoué plusieurs attaques planifiées par l'État islamique ces derniers mois, fomentées notamment par des immigrants d'Asie centrale. Ainsi, le 31 décembre, la police allemande a arrêté trois personnes soupçonnées d'avoir planifié un attentat contre la cathédrale de Cologne le soir du Nouvel An.
C'est que l'EI s'est adapté et a muté, constatent nombre d'experts. Il avait atteint son apogée entre 2014 et 2015, lorsqu'il avait proclamé son propre califat établi sur les territoires qu'il contrôlait en Irak et en Syrie. La campagne de terreur que le groupe avait menée à travers le monde, notamment en France, frappant les esprits par la mise en scène de ses sinistres exécutions d'otages, avait pris fin avec son écrasement par une coalition internationale.
Réorganisés, ses foyers les plus actifs se situent aujourd'hui en Asie centrale et au Sahel, en Afrique. De nouveaux points d'ancrage du djihadisme qui ont pris le relais de la Syrie et de l'Irak. Cette configuration de l'EI, plus horizontale et moins centralisée, tire profit des tensions entraînées par la guerre à Gaza, avec un risque d'embrasement général au Moyen-Orient, et la guerre en Europe menée par la Russie contre l'Ukraine, où s'impliquent de plus en plus les pays européens pour soutenir Kiev.
L'un de ces foyers est l'État islamique au Khorasan (EIK), responsable de l'attentat de Moscou mais aussi de celui de début janvier en Iran, où l'explosion d'une bombe a fait plus de 80 victimes. Fondé en 2015 par des talibans pakistanais et afghans en rupture, ayant prêté allégeance au calife autoproclamé de l'État islamique, Abou Bakr Al-Baghdadi, le groupe est devenu aujourd'hui l'un des fers de lance de l'EI. Un autre est la nébuleuse de groupes djihadistes qui prolifèrent dans les territoires désertiques du Sahel (lire page 3 l'entretien avec Sébastien Lecornu, ministre des Armées), où ils combattent notamment les mercenaires russes qui soutiennent les juntes au pouvoir au Mali ou encore au Burkina Faso.
Paradoxalement, si la guerre de la Russie en Ukraine a tracé une ligne de fracture entre les démocraties libérales (Amérique du Nord, Europe et leurs alliés dans le Pacifique) d'une part et le monde émergent (Brics et leurs alliés) d'autre part, ces nations n'en ont pas moins un point commun aux yeux de l'État islamique : ce sont toutes des ennemies. L'EI représente ainsi une menace transnationale, mais dont le degré peut varier selon les pays.
« Les attentats "de masse" en France ont eu lieu au moment où Paris intervenait puissamment contre l'État islamique en Irak et en Syrie, à partir de bases au Moyen-Orient, en utilisant le Charles-de-Gaulle, et avec des canons Caesar depuis le sol irakien », rappelle Gérard Vespierre, chercheur associé à la Fondation d'études pour le Moyen-Orient (Femo), qui souligne que « depuis qu'il s'est installé en Afghanistan, l'État islamique a déclenché une stratégie de vengeance contre les États du Moyen-Orient, puis maintenant la Russie, qui ont contribué à lui faire perdre son califat ». Aux yeux de l'EI, Vladimir Poutine est responsable de la guerre en Tchétchénie et, associé à l'Iran, du soutien au régime du président Bachar El-Assad en Syrie, où le groupe paramilitaire russe Wagner avait participé à l'évincement de l'État islamique de la ville syrienne de Palmyre en 2017.
Une menace transnationale
La Russie est d'autant plus exposée qu'elle accueille des millions de travailleurs d'Asie centrale, issus du Tadjikistan, de l'Ouzbékistan et du Kirghizistan, venus pour faire face à la pénurie de main-d'œuvre résultant de la guerre en Ukraine mais qui constituent aussi un vivier de recrues pour les militants islamistes radicaux. Un casse-tête pour le Kremlin. « La Russie ne veut pas d'un deuxième front, intérieur celui-là, explique l'expert, car elle compte dans sa population plus de 20 millions de musulmans. »
Pour autant, ce serait une erreur de penser que la focalisation du groupe sur l'Iran et la Russie pourrait être une bonne nouvelle pour les Européens, les Américains et leurs alliés. Au contraire. « Pour faire face à la menace de l'EIK, nous devons renforcer la coordination et la collaboration entre les pays membres de notre coalition », rappelait le 23 mars Ian McCary, membre du Bureau de lutte contre le terrorisme du département d'État américain, et envoyé spécial adjoint auprès de la coalition mondiale pour vaincre l'État islamique, qui compte aujourd'hui 87 pays de tous les continents.