Est-ce l'air chargé de testostérone ? Ce mercredi 15 novembre 2023, Jordan Bardella déambule à Villepinte, au Milipol, ce salon annuel consacré aux armes à feu et à la sécurité des États. Un membre de la garde rapprochée du président du Rassemblement national, toujours à l'affût, mime un couperet. « Maintenant, les "off " [propos tenu hors micro] sont terminés. On ne donnera plus d'accès si c'est pour se faire cracher dessus », tranche-t-il auprès de La Tribune Dimanche, l'un des quelques médias présents à l'événement.
L'équipe bardelliste s'agace d'une série d'articles parus à l'époque qui ont malmené son champion. Alors que Marine Le Pen a réussi un coup historique en s'imposant à la marche de soutien aux Juifs organisée après les attentats du Hamas en Israël, le jeune leader a trébuché à la télévision en avançant que Jean-Marie Le Pen n'était pas, à ses yeux, un antisémite. L'effet de loupe sur ce décalage a entraîné l'un de ces moments de tension qui scandent les rapports entre Jordan Bardella et une partie des journalistes chargés de le suivre.
Ces cinq derniers mois, à mesure que la tête de liste RN pour les élections européennes tutoyait puis dépassait les 30 % dans les sondages, les foyers de friction se sont multipliés. Un jour, c'est Le Monde qui est privé de contact direct avec le candidat, un autre, c'est Le Parisien, L'Express, L'Opinion... Début mars, La Tribune Dimanche se voit reprocher d'avoir dévoilé un propos goguenard de Jordan Bardella, tenu devant une quinzaine de reporters après une conférence de presse, au sujet d'une chaîne de télévision. « Ça va se passer très mal entre nous à partir de main- tenant », nous écrit, entre autres amabilités, un membre de son entourage après la parution de l'article.
« Jordan a gardé une mentalité de citadelle assiégée » Un cadre dirigeant du RN
Le temps de mise au « purgatoire » - expression d'un proche de Marine Le Pen - varie selon les médias et les liens de confiance tissés avec l'appareil frontiste. Du reste, la bulle Bardella a beau être verrouillée, il existe d'autres moyens pour s'informer. Ces relations orageuses révèlent néanmoins un paradoxe concernant le natif de Seine-Saint-Denis. Son aisance bluffante sur les antennes a beau être sa marque de fabrique et parfaire la « normalisation » du parti à la flamme, Jordan Bardella a gardé certains réflexes groupusculaires. Ils rappellent, à intervalles réguliers, l'ADN d'extrême droite du mouvement dont il a gravi les échelons à une vitesse remarquable.
Plusieurs cadres lepénistes objectent que leurs errements sont payés au décuple par rapport à ceux d'autres familles politiques. Cette réalité génère un excès de méfiance. « Quand vous vous construisez dans l'adversité, vous vous habituez à un mécanisme, complète un dirigeant du RN. Jordan est un pur produit du vieux Front. Il a grandi sous l'aile de Florian Philippot, qui était très paranoïaque. Il est jeune, n'a fait que de la politique dans sa vie, et a gardé une mentalité de citadelle assiégée. On a longtemps reproché la même chose à Marine Le Pen, d'ailleurs. » Les multiples trahisons internes - comme celles provoquées par l'émergence d'Éric Zemmour - n'arrangent pas les choses. Autre facteur explicatif, selon le même parlementaire : le peu d'amitiés nouées par Bardella en dehors du parti. L'effet bulle, là aussi.
Quelques médias « amis »
D'autres symptômes de la « semi-banalisation » du mouvement sont perceptibles. Parmi eux, la polémique suscitée par les révélations du Monde sur l'aide apportée par Jean-François Achilli, animateur à Franceinfo, au patron du RN pour écrire son récit autobiographique. Suspendu par sa direction, le journaliste n'est pas sûr de retrouver l'antenne d'ici au mois de mai. « Il aurait sûrement subi la même sanction s'il avait collaboré à un ouvrage de Bernard Cazeneuve sans nous prévenir, affirme un ancien de la rédaction. Mais ça n'aurait pas fait l'objet d'un article dans Le Monde... »
Le paysage médiatique a changé. Les chaînes ou publications idéologiquement voisines du RN - notamment celles de l'empire Bolloré - sont plus nombreuses, plus puissantes. L'entretien de bons rapports avec des canaux modérés paraît moins vital, malgré la volonté de Jordan Bardella d'élargir l'audience frontiste. « Il a changé de dimension et a vocation, un jour, à occuper Matignon, défend son directeur de campagne, Alexandre Loubet, auprès de La Tribune Dimanche. Pour avoir cette épaisseur, il fait moins de médias que pendant la présidentielle et privilégie les émissions à forte audience. » Le choix de sécher les débats organisés par Public Sénat ou France 24, tout en y propulsant d'autres candidats de la liste RN, s'inscrit dans cette logique. L'eurodéputé limite, au passage, les occasions d'être sous le feu nourri de ses adversaires, dont quelques-uns - François-Xavier Bellamy ou Valérie Hayer - aiment afficher leur maîtrise des dossiers.
Jordan Bardella cultive ses propres réseaux. Il lui est arrivé d'organiser des repas privés avec les représentants de médias « amis » : CNews, Europe 1, Valeurs actuelles, Le Journal du Dimanche... Des rencontres qui se seraient arrêtées l'hiver dernier, assure un député RN. Ces agapes auraient été organisées par l'entremise de Victor Chabert, ex-journaliste de la radio détenue par Vincent Bolloré. Chargé des relations presse du Rassemblement national et doté de bonnes intuitions politiques, cet ex-militant socialiste d'Occitanie s'est révélé un redoutable barrage filtrant.
Toutefois, pour des raisons de santé, celui-ci va prendre du champ dès demain. En début de semaine, Marine Le Pen est allée voir Caroline Parmentier, son ancienne attachée de presse élue députée en 2022, pour lui demander de reprendre du service jusqu'au vote du 9 juin. Naguère rédactrice en chef du quotidien catho traditionaliste Présent, cette communicante expérimentée entend fluidifier les rapports avec les journalistes après un début de campagne cahin-caha. « On ne peut pas parler qu'à ceux qui pensent comme nous, ce n'est pas possible, raisonne-t-elle. Ça nous ghettoïse. » À défaut de normalisation, un retour à la normale.