Une foire de plus. À Montereau-Fault-Yonne, en Seine-et-Marne, Jordan Bardella s'est rendu hier à la fête foraine de la Saint-Parfait. Le jeune président du Rassemblement national a enclenché, comme à des dizaines d'occasions, son métronome rigoureux au milieu d'une nuée de badauds, de smartphones et de micros tendus: « bonjour », main serrée, demande de selfie, « oui, bien sûr », sourire, « de rien, avec plaisir ». Entre deux barnums, La Tribune Dimanche l'interroge sur sa progression chez les seniors, visible dans toutes les enquêtes d'opinion. Une catégorie d'électeurs que l'on pensait éternellement insensible aux charmes du frontisme. La tête de liste RN aux européennes explique que les retraités ont cru que le macronisme, comme naguère la droite sarkozyste, les préserverait « du délitement du pays ». En guise de réponse, Jordan Bardella brandit une de ses formules fétiches: « On incarne la raison face aux excès. »
Dès l'automne, les chiffres ont interpellé. Dans une projection réalisée début novembre par Ipsos sur le scrutin du 9 juin, la majorité présidentielle garde l'avantage auprès des Français de plus de 70 ans, mais se voit dominé par le dauphin de Marine Le Pen chez les 60-69 ans. La tendance n'a fait que se confirmer depuis, faisant l'effet d'un baume sur un parti dont la candidate a été soutenue, en 2022, par moins du tiers des électeurs de plus de 65 ans, selon l'Ifop.
Le « mur des boomers » - expression d'un cadre RN, sorte de reprise du « front des retraités » théorisé par le politologue maurrassien Patrick Buisson - est-il en train de se lézarder? Aux européennes de 2019, Jordan Bardella a recueilli 19 % du vote des plus de 65 ans, loin derrière les 33 % de la marcheuse Nathalie Loiseau. Aujourd'hui, le Francilien n'a que quelques points de retard sur sa concurrente macroniste, Valérie Hayer, au sein de cet électorat traditionnellement attaché à l'ordre, mais aussi au projet européen et aux grands équilibres budgétaires. Or, sur ces deux sujets, le Rassemblement national a toujours été synonyme de radicalité, de saut dans l'inconnu. Le Frexit et le retour au franc, propositions de 2017 biffées depuis par Marine Le Pen, ont laissé des traces difficiles à estomper.
Gendre idéal
« Il y a une constante chez les retraités, c'est que leur source de revenu est garantie par l'État, décrypte un stratège du RN. Si le système s'effondre, ils trinquent. Ce fut le cas en Grèce après la crise financière ou en Russie en 1991. Les retraités savent qu'ils dépendent à la fois du travail des actifs et du crédit de la France à l'étranger. Ils ne font pas leur choix à l'aune d'une politique économique, mais peuvent se dire que tel ou tel candidat va inspirer confiance aux autres. Et savoir, a contrario, que Marine Le Pen fait peur. C'est comme sur les marchés financiers, c'est un jeu projectif. » D'où, selon le même conseiller, un soutien indéfectible de cette catégorie de la population aux réformes libérales, par exemple celle de notre système de retraites mise en œuvre en 2023 par le gouvernement d'Élisabeth Borne. L'opposition du Rassemblement national n'a pas entamé son crédit auprès des seniors, sans doute parce que ses troupes se sont tenues à l'écart du désordre généré par la contestation sociale.
De son côté, Jordan Bardella joue les gendres idéaux tout en fredonnant une mélodie « probusiness ». Il sait qu'il reste des irritants, au-delà de la symbolique associée au vote frontiste, dans le programme de Marine Le Pen. La fixation d'un seuil de départ à la retraite à 60 ans, même réservé aux Français ayant travaillé avant leurs 20 ans et pendant 40 annuités, paraît difficilement finançable sans hausse d'impôts ou un quelconque creusement de la dette publique.
« Parler aux actifs »
Il faut toutefois bien distinguer les enjeux. Le corps électoral des européennes représente, peu ou prou, la moitié de la population en âge de voter. Son comportement n'est pas le même qu'à la présidentielle, « où les gens votent pour un budget qui aura des conséquences pratiques », rappelle une tête pensante du parti. Un proche de Marine Le Pen résume ainsi les choses : « Aux européennes, il faut réunir notre socle... et s'adresser à des gens qui nous regardent avec des points d'interrogation dans les yeux. Ils ne voteront peut-être pas pour nous maintenant, mais on aura posé des pierres dans leur jardin. »
La mayonnaise prend d'autant plus que les générations marquées par la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et, de fait, par l'antisémitisme véhiculé par Jean-Marie Le Pen, tendent à disparaître. Par ailleurs, le pouvoir macroniste est englué dans l'impopularité. En matière sécuritaire mais aussi économique, Bruxelles s'apprêtant à ouvrir contre la France une procédure pour déficits excessifs. Vice-président du groupe RN à l'Assemblée nationale, Jean-Philippe Tanguy ajoute un ultime éclairage, plus terre à terre : « Notre but est avant tout de parler aux actifs. Or, les plus de 70 ans ne sont plus une catégorie unifiée. Beaucoup participent à des associations et restent dans la vie active. On est loin du cliché de Mamie Nova qui regarde Questions pour un champion avant d'aller dormir. » Reste à voir si l'évolution se poursuit jusqu'en 2027.