Ce jeudi 29 Février, Jordan Bardella avait potassé ses ripostes. L'une d'elles n'a pas pu être dégainée devant les caméras de télévision. « J'attendais que vous me posiez la question sur les prix plancher ! » lâche le président du Rassemblement national, mi-étonné, mi-déçu devant les journalistes venus échanger avec lui après la conférence de presse consacrée à ses axes de campagne. La tête de liste RN pour les élections européennes voulait clore la séquence ouverte au Salon de l'agriculture. Jordan Bardella a pu enchaîner les selfies par dizaines avec ses fans et faire exploser les compteurs TikTok, mais son succès a été tempéré par l'imbroglio sur les prix plancher pour les matières premières agricoles, proposition dégainée à la va-vite par Emmanuel Macron. Dimanche, le leader frontiste a reproché à l'exécutif son opposition au principe ; lundi, il a expliqué que la France était une « économie ouverte » et qu'un tel système serait une « trappe à pauvreté ».
Le fait que Marine Le Pen se sente obligée de rappeler sa ligne étatiste le lendemain, face à ses députés, a stabiloté l'inconstance de son poulain. La mise au point était d'autant plus nécessaire que, à l'automne, le groupe a voté comme un seul homme la proposition de loi de La France insoumise allant dans le même sens. Jordan Bardella a beau dire que, à l'époque, le but de la manœuvre était d'« envoyer un signal aux agriculteurs », le tête-à-queue fait désordre. « Personne n'a compris son propos, c'était maladroit, reconnaît un parlementaire RN. Après, plus vous montez, plus ce genre de chose se multiplie, c'est statistique... » Pour ses vœux à la presse, en janvier, le parti avait prévu le coup : bien qu'elle les ait prononcés après ceux de Jordan Bardella, la candidate à la présidentielle a rédigé les siens en premier, pour éviter qu'ils se contredisent.
Le couac des prix plancher s'ajoute à d'autres, par exemple sur le conditionnement du RSA à des heures d'activité obligatoires. À l'Assemblée, les lepénistes ont voté contre le dispositif gouvernemental, soucieux de ne pas braquer leur base populaire. À la télé, l'eurodéputé francilien s'y est dit favorable, tout à sa séduction d'un électorat plus bourgeois, plus sensible à la notion d'assistanat. Ses nouveaux éléments de langage, un rien grossiers, ponctuent cette stratégie attrape-tout : lui serait un « modéré », un « raisonnable » en lutte contre les « excès », tandis que la Macronie verserait dans le « complotisme » sur l'extrême droite.
Au parc Chanot de Marseille, où il doit tenir aujourd'hui son premier meeting de campagne devant 7 000 personnes, Jordan Bardella veut poursuivre l'élargissement du socle frontiste. Son discours, d'une quarantaine de minutes, aura parmi ses thèmes phares « l'effacement de la France » et le retour du concept de puissance dans l'ordre international. Que dire, à cette aune, des positions de l'intéressé sur la guerre en Ukraine, lui qui regrettait il y a un an la « naïveté collective » de la classe politique face à Vladimir Poutine, mais qui, au Parlement européen, s'est opposé aux sanctions vis-à-vis de Moscou (lire ci-dessous) ? Lors de sa conférence de presse de jeudi, le président du Rassemblement national a réitéré que la Russie « jou[ait] l'escalade » contre l'Europe depuis 2022, mais s'est bien gardé d'expliquer comment il y répondrait si son camp était au pouvoir.
Un cadre RN relativise ces approximations, considérant que « ce que dit Bardella est ce qu'il pense ». Son marinisme mâtiné de pragmatisme « business friendly » se comprend dans les grands traits. Le détail reste vaporeux. Les plus taquins disent qu'il vire au macronisme inversé. « Jordan n'a pas vocation à faire de l'idéologie ; c'est le hussard qui part à l'abordage », s'enhardit Philippe Olivier, beau-frère et proche conseiller de Marine Le Pen. La tête de liste RN a beau être au firmament des intentions de vote (30 % dans le dernier sondage BVA pour RTL, 12 points devant Renaissance), ses fragilités techniques persistent. Des eurodéputés adverses s'amusent à le surnommer « ChatGPT » pour sa propension à ressasser certaines formules ciselées à l'avance.
À la décharge de Jordan Bardella, son chemin parcouru depuis la campagne de 2019, où il n'avait que 23 ans et s'en remettait entièrement à ses conseillers quant au contenu de ce qu'il devait défendre, est considérable. « Sa popularité correspond à ce que veulent les jeunes, abonde un membre du bureau exécutif du RN. Il est beau gosse et impérial dans les débats politiques, qui sont désormais une succession de punchlines. Et ça, il le maîtrise. »
Focalisé sur son duel médiatique avec le Premier ministre Gabriel Attal, le bras droit de Marine Le Pen tombe-t-il dans l'hubris ? Le 14 mars, Public Sénat organisera le premier affrontement cathodique entre les candidats au scrutin du 9 juin. Selon nos informations, la macroniste Valérie Hayer y participera, tout comme le vice-président des Républicains, François-Xavier Bellamy, la zemmouriste Marion Maréchal, l'écolo Marie Toussaint... mais pas Jordan Bardella. Interrogé sur ce point, il nous répond sans broncher : « Soyons sérieux... Et pourquoi pas Coquelicot TV ? » Autrement dit, va pour les grosses chaînes, BFMTV ou évidemment CNews, navire amiral du groupe Bolloré. Pour le reste, le tri est de mise.
En face, on se persuade que le chef de file RN craint d'être mis en difficulté par des élus plus capés que lui. Cela reste à voir. « Bardella est à un niveau de talent comparable à celui de Sarkozy, qui était prêt à toutes les contorsions », analyse un parlementaire lepéniste venu de LR. L'affiche de campagne de Jordan Bardella, « La France revient, l'Europe revit », l'illustre bien : pour la première fois, les héritiers de Jean-Marie Le Pen font mine de s'inscrire pleinement dans un système bruxellois pourtant honni.
Pour ce faire, le Francilien s'appuie sur son entourage habituel, plutôt jeune, qui compte quelques identitaires friands des idées produites par la Nouvelle Droite d'Alain de Benoist. D'autres rouages plus discrets sont essentiels, comme le député Thibaut François ou Timothée Etchecopar, secrétaire général adjoint du groupe Identité et Démocratie, où siège le RN à Strasbourg. Cet ex-collaborateur du chiraquien Renaud Muselier, président de la Région Paca, est un expert reconnu des arcanes du Parlement européen. S'y ajoute l'ancien directeur de Frontex Fabrice Leggeri, devenu « prise » frontiste de 2024. Il prendra la pleine lumière le 26 mars, lors des « états généraux de l'immigration », cette contrefaçon du raout RPR-UDF de 1990 annoncée par Jordan Bardella. À Marseille, la vedette du jour ne devrait pas annoncer d'autres noms de sa liste. « Le sujet l'agace prodigieusement, éclaire une proche. Il y a de l'humain, et Jordan n'aime pas le conflit ouvert. Il préfère l'art martial de plateau, où les choses sont claires. » Les campagnes électorales ont tendance à arracher les candidats à leurs zones de confort.