« Les Ingénieurs du chaos », l’essai prémonitoire que tous les politiques s’arrachent

Quel est le point commun entre Philippe, Darmanin, Bertrand, Beaune et Pradié? Ils ont tous lu ces mois-ci le précédent livre de l’auteur du « Mage du Kremlin », Giuliano da Empoli. Enquête sur un phénomène.
Ludovic Vigogne
Ci-contre : Francis Bouchon / Le Figaro
Ci-contre : Francis Bouchon / Le Figaro (Crédits : Francis Bouchon / Le Figaro)

Anne Genetet est députée des Français de l'étranger. Cet été, sa mère, 82 ans, lui a recommandé un livre. L'élue Renaissance l'a lu dans la foulée de L'Étrange défaite de Marc Bloch, et pour elle tout s'est éclairé. Depuis, elle ne cesse de conseiller Les Ingénieurs du chaos de Giuliano da Empoli à ses collègues. Régulièrement, elle leur cite des extraits qu'elle a scrupuleusement notés.

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EXTRAIT

« Ainsi, dans la politique quantique, la version du monde que chacun de nous voit est littéralement invisible aux yeux des autres. Ce qui écarte de plus en plus la possibilité d'une entente [...] Chacun d'entre nous marche dans sa propre bulle, à l'intérieur de laquelle certaines voix se font entendre mais pas d'autres et certains faits existent mais pas d'autres. »

Très remarquable. C'est le meilleur sur les effets des réseaux sociaux

Bruno Le Maire, ministre des Finances

Anne Genetet n'est pas la seule à avoir été marquée par cet essai. Ces derniers mois, beaucoup dans la Macronie ou chez Les Républicains l'ont également dévoré. Bruno Le Maire l'a jugé « très remarquable ». « C'est le meilleur sur les effets des réseaux sociaux », estime le ministre des Finances. « Je l'ai trouvé passionnant et romanesque ; peut-être trop, même, dit Aurélien Pradié, député LR du Lot. J'ai eu parfois du mal à ne pas supposer que c'était excessif. La certitude, c'est qu'il donne des clés de compréhension majeures. »

Les Ingénieurs du chaos n'est pourtant pas un livre récent. Il date du printemps 2019. Mais ce n'est que depuis cet été que les politiques français s'en sont emparés. Entre-temps, Giuliano da Empoli a publié Le Mage du Kremlin. Le succès phénoménal de son roman a relancé son ouvrage précédent, qui retrouvait au printemps les étals des librairies à l'occasion de sa sortie en poche (Folio). Beaucoup font d'ailleurs le lien entre les deux œuvres. « Les Ingénieurs du chaos, c'est la même chose que Le Mage du Kremlin, en moins littéraire et avec des exemples différents », rapporte Édouard Philippe. En juin 2022, l'ex-Premier ministre avait offert le second à Gérald Darmanin. « Dans Le Mage du Kremlin, il y avait un peu d'espoir pour l'initiative politique ; Les ingénieurs du chaos, ça décourage. Il y a un petit côté Black Mirror », confie le ministre de l'Intérieur, qui s'est également passionné pour cette série d'anticipation britannique, recyclée par Netflix, à laquelle Giuliano da Empoli fait lui-même référence.

« Tous ensemble, écrit-il, ces ingénieurs du chaos sont en train de réinventer une propagande adaptée à l'ère des selfies et des réseaux sociaux et, ce faisant, ils transforment la nature même du jeu démocratique. »

Dans son essai, celui-ci décortique les recettes qui ont permis l'arrivée au pouvoir des populistes cette dernière décennie. Il est bien placé pour le faire. Il est italien. Il a été un temps conseiller de Matteo Renzi, l'ex-président du Conseil. Il a assisté aux premières loges à l'ascension du Mouvement 5 Étoiles. Sur 200 pages, il décrit scrupuleusement l'alliance nouée entre les spin doctors et les experts en big data qui a permis à Grillo, Salvini et leurs affidés, mais aussi à Trump, Orbán ou aux partisans du Brexit de prendre le pouvoir. Il montre les recettes d'un système où les algorithmes et l'exploitation des colères sont le fondement de tout. « Tous ensemble, écrit-il, ces ingénieurs du chaos sont en train de réinventer une propagande adaptée à l'ère des selfies et des réseaux sociaux et, ce faisant, ils transforment la nature même du jeu démocratique. »

Depuis, même si Trump ou Bolsonaro ont été battus, le phénomène ne s'est pas vraiment atténué. La France n'est pas épargnée. Dans les sondages effectués en vue de 2027, Marine Le Pen a le vent le poupe. Jean-Luc Mélenchon n'en finit pas de souffler sur les braises d'une situation qu'il pressent révolutionnaire. Les partis de gouvernement sont tétanisés par le procès en impuissance qui leur est régulièrement fait (« Google, Amazon et Deliveroo nous ont accoutumés à ce que nos attentes soient comblées avant même que nous les ayons complètement formulées. Pourquoi la politique devrait-elle être différente ? » interroge l'intellectuel italien). Dans Les Ingénieurs du chaos, leurs représentants viennent donc chercher des clés pour comprendre une mécanique, que certains craignent irrésistible.

« Je le conseille pour son recensement des outils et des pratiques qui ont fait leurs preuves, pas pour la philosophie politique souvent dénuée de morale, d'idées et de projet de ceux qui y recourent »

« Da Empoli théorise une démocratie faite de bulles étanches les unes par rapport aux autres dont le premier but est de mobiliser sa base », a retenu de sa lecture Benjamin Haddad, député Renaissance de Paris. Olivier Marleix, lui, en est ressorti tétanisé. « C'est horrible sur ce que devient la démocratie. C'est très inquiétant », s'angoisse le président du groupe LR de l'Assemblée nationale. Si Laurent Wauquiez n'a pas été convaincu plus que cela par l'ouvrage, celui-ci circule néanmoins beaucoup au sein des Républicains. « Je le conseille pour son recensement des outils et des pratiques qui ont fait leurs preuves, pas pour la philosophie politique souvent dénuée de morale, d'idées et de projet de ceux qui y recourent, justifie un haut cadre qui s'active dans l'ombre du parti. C'est plus une introduction aux pratiques en matière de données qu'un livre de philosophie politique. On est loin du Prince de Machiavel. » « C'est une analyse nécessaire et glaçante qui montre à quel point le populisme actuel est une industrie organisée et cynique, et non un hasard politique reposant sur quelques individus, argue Clément Beaune. Elle démonte la façon dont les réseaux sociaux changent la démocratie en profondeur sans retour en arrière. Les démocrates sincères doivent apprendre ces règles du jeu et les utiliser aussi. »

Grâce à l'ex-ministre de la Culture Françoise Nyssen, le ministre délégué aux Transports a rencontré Giuliano da Empoli pour en discuter plus en profondeur. L'Italien est ces derniers temps très courtisé par les Français. Édouard Philippe a dîné en janvier au Havre avec lui. Ce n'était pas leur premier contact. « Je le connais pas mal maintenant », dit l'ex-chef du gouvernement. « Je m'entends très bien avec lui », certifie Bruno Le Maire. L'écrivain a vu deux fois Nicolas Sarkozy. Le 1er octobre 2022, Élisabeth Borne l'avait invité à participer à un séminaire de son cabinet à Matignon. Si Le Mage du Kremlin trônait alors en tête des palmarès de vente, Les Ingénieurs du chaos avait occupé les discussions.

 Aller sur le terrain du populisme aide-t-il à le faire régresser ou contribue-t-il à le banaliser ? La question avait été ce jour-là au centre des échanges. « Le livre est né d'une expérience italienne. C'est celle-ci qui intéresse les interlocuteurs politiques, rapporte Giuliano da Empoli à La Tribune Dimanche. Ils recherchent des considérations d'ordre assez pratique pour contrer ce phénomène électoral. » Parmi les élus français, certains l'ont trouvé assez pessimiste. « C'est l'élite italienne traumatisée par ce qui est arrivé dans son pays », veut se rassurer l'un d'eux. Un autre a une réserve d'une nature différente: « Il fait partie de ceux qui ont parfois la tentation de tout attribuer au poids des médiums au détriment des réalités d'un pays. » Avant la fin de l'année, Giuliano da Empoli rencontrera Laurence Boone. La secrétaire d'État aux Affaires européennes a jugé son essai « super utile ». Il la fait depuis réfléchir. Quelle peut être la solution pour faire barrage à la montée des populistes ? Selon elle, il faudrait peut-être aller du côté du blairisme, qui avait su à son époque répondre à certaines attentes populaires.

On pense toujours que le populisme naît des peurs, mais da Empoli nous montre bien que le populisme naît des colères

Jonathan Guémas ex-plume d'Emmanuel Macron

Dans Les Ingénieurs du chaos, l'écrivain se concentre en effet d'abord sur le constat. À chaque lecteur d'en déduire les antidotes qu'il faudrait injecter. « Les démocraties oublient d'installer un récit d'espérance. Elles négligent le temps long, alors que les régimes autoritaires l'ont, souligne Xavier Bertrand après l'avoir lu. Afin d'arrêter d'être en permanence dans l'effet d'annonce, il faut renouer avec les grands récits politiques. Les derniers remontent maintenant à Reagan, Kohl, Thatcher et Blair. » « On pense toujours que le populisme naît des peurs, mais da Empoli nous montre bien que le populisme naît des colères. Nous devons alors nous adresser aux colères plus qu'aux peurs, ambitionne Anne Genetet. C'est un vrai sujet pour nous. » « Il faut réussir à devenir les ingénieurs de la République, du progrès », avance Jonathan Guémas, l'ex-plume d'Emmanuel Macron à l'Élysée. Au fil des pages, celui-ci a également été interpellé par une conclusion de l'intellectuel italien : les populistes ont compris que, au-delà de l'efficacité du politique, l'incarnation était clé. « Quand il y a un hiatus entre les deux, c'est un vrai problème, remarque-t-il. Nous, on doit lutter contre cela. Mais c'est difficile au carré quand on est au pouvoir depuis six ans. »

Le livre n'a pas échappé à l'Élysée. Emmanuel Macron l'a lu. Si l'an passé il a reçu son auteur, c'était pour évoquer Le Mage du Kremlin. Mais le chef de l'État a trouvé dans Les Ingénieurs du chaos certaines intuitions qu'il a en tête depuis longtemps : la colère des peuples, leur sentiment de dépossession, l'exigence pour le politique de « reprendre contrôle » ou de mettre des règles dans le système numérique. « Le président a compris qu'il fallait être un bâtisseur du sursaut et que, dans l'ère quantique, il fallait placer chacun face à ses contradictions, précise un proche. C'est pourquoi, à chaque occasion, il essaie de contrer le RN en le faisant revenir dans le monde rationnel. »

De son côté, quatre ans après son essai, comme une suite logique à celui-ci, Giuliano da Empoli travaille aujourd'hui sur « l'évolution des ingénieurs de l'intelligence artificielle ». De ses notes, il ne sait pas encore s'il fera un roman ou un essai. Mais, dans le monde politique, il est assuré d'avoir déjà des lecteurs. ■

Ludovic Vigogne
Commentaires 3
à écrit le 05/11/2023 à 21:00
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Bonjour, Le livre est intéressant mais les ingénieurs du chaos ne sont que les think tank d avant, le roi ne peut percevoir le peuple, et inversement, des mondes parallèles. Il faut que toutes les opinions soient publiées "quoi qu il en coute" sans ...

à écrit le 05/11/2023 à 9:31
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C´est bien de décrire cette manipulation dans le détail, mais on est arrivé à cause du passé et internet : autrefois l´État avait le quasi monopole de l´information (et il le faisait exprès). Lui aussi manipulait l´information : est-ce anormal que d´...

le 05/11/2023 à 12:42
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" est-ce anormal que d´autres groupes de pression essayent maintenant d´imposer leurs idées ? Est-ce que la pensée unique était normale, et profitable au pays ?" Hou là, hou là vous vous mélangez bien lesp inceaux là...

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