Pour ou contre : l'IA va-t-elle mettre les cadres au chômage ? (Denis Jacquet face à Sarah Guillou)

Analyser, coder, traduire, rédiger… Les intelligences artificielles génératives comme ChatGPT sont désormais capables d'accomplir les tâches des métiers les plus qualifiés, plus d'ailleurs que celles des métiers manuels. L'IA va-t-elle mettre les cadres au chômage ? C'est le débat de la semaine entre Denis Jacquet, essayiste et entrepreneur, et Sarah Guillou, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).
Denis Jacquet face à Sarah Guillou.
Denis Jacquet face à Sarah Guillou. (Crédits : Reuters)

Nombreuses sont les inquiétudes soulevées par l'émergence ChatGPT. Plus encore que la propagation de fausses informations ou la manipulation des démocraties, le monde du travail craint les bouleversements de l'IA générative. Une étude de l'université de Pennsylvanie et d'OpenAI, l'entreprise derrière ChatGPT, estime que la version ChatGPT-4 traduit un texte, écrit, traite des données ou produit des lignes de code deux fois plus vite qu'une personne compétente. Microsoft, investisseur d'OpenAI, constate de même un niveau de performance identique entre la machine ChatGPT4 et l'humain en médecine, en droit ou en mathématiques.

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Cette fois, les perdants du progrès technologique pourraient ne pas être les ouvriers mais bien les cols blancs, à commencer par les comptables, auditeurs, traducteurs ou mathématiciens, selon l'université de Pennsylvanie. Au total, Goldman Sachs estime que 34% des cadres et professions qualifiées sont exposés à l'automatisation grâce à l'IA. Alors, l'IA va-t-elle mettre les cadres au chômage ?

Pour

Entre ceux qui balaient d'un revers les arguments alarmistes d'un geste distrait et ceux qui nous annoncent la domination de la Matrix, le débat est un peu léger. Malgré les incantations des big boss de la Silicon Valley, on ne pourra réglementer l'IA. On n'arrête pas le sable qui glisse entre les mains. Il n'y aura pas unanimité mondiale sur le sujet, or sans la Chine, il ne peut y avoir d'IA domestiquée. Nous allons donc souffrir, de deux façons.

L'automatisation va toucher tous les emplois des « cols blancs », raison pour laquelle tout le monde s'affole. Tant que l'on prenait les jobs des pauvres, via la robotisation, tout le monde s'en fichait. Un pauvre un peu plus pauvre ne fait pitié à personne. Mais là on touche à ceux « du haut » et ils n'aiment pas ça. L'automatisation va effectuer, mieux et plus rapidement, ce qu'ils faisaient jusqu'alors. Ce qui inéluctablement va réduire la place disponible pour l'Homme. On ne tuera pas immédiatement des millions de jobs, mais on en créera moins. C'est déjà le cas dans mille domaines.

Il y aura toutefois un amortisseur à travers la démographie, car les seniors vont continuer à quitter l'entreprise, sans qu'elle puisse trouver assez de jeunes pour les remplacer. Il y aura ainsi moins de jobs, mais également moins de jeunes pour les prendre, créant une forme d'équilibre, mais très en deçà de ce qui est nécessaire. On ne pourra jamais créer autant de jobs que ceux que l'automatisation et la robotisation vont détruire. Plus de démographie, c'est moins de croissance. Donc moins d'emplois. La productivité gagnée ne va pas se transformer en nouveaux emplois. Il faut être réaliste.

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Mais bien plus grave encore, elle va diminuer la valeur attribuée au travail de l'Homme en col blanc, ce qui va paupériser une classe moyenne et haute. Nous en avons besoin car elle est la colonne vertébrale de nos sociétés, qui vont ainsi continuer à glisser vers le bas, ce qui achèvera de paupériser une classe moyenne déjà largement fragilisée en Occident. Pourquoi rémunérer un auditeur aussi cher alors que l'IA fait déjà 80% de son travail ? Pourquoi payer un radiologue 800€ pour son acte, quand l'IA fait mieux que lui ? Ils seront payés moins cher.

La totalité des jobs est automatisable de 42% à 82%. « L'homo Colus Blancus », qui collecte la donnée, l'analyse et en tire des conclusions, ne sera plus nécessaire. Sa place va se réduire, son salaire aussi. C'est un sujet bien plus inquiétant que la disparition des jobs, car cela viendra beaucoup plus vite.

Pendant ce temps les pays à démographie négative, comme la Chine, la Russie, le Japon, vont inventer et perfectionner des techniques capables de remplacer l'Homme, par nécessité. Pas assez de bras et de cerveaux. Il faut donc les remplacer par des IA. Cela dopera leurs marges, et nous imposera d'en faire de même pour rester compétitifs. Dans un second temps, nous devrons donc licencier pour rester compétitifs, et c'est là que la machine à tuer les jobs entrera massivement en scène.

On peut être optimiste de nature, mais rester aveugle relève de l'inconscience. Il faut se préparer maintenant à changer le modèle économique de notre société et de nos entreprises. Sinon c'est un « carnage » assuré à moins de 15 ans.

Contre

Deux peurs dominent l'accélération des potentialités de l'Intelligence artificielle (IA) : celle de l'usage malveillant et anti-démocratique, celle de la disparition des emplois. Si la première semble de plus en plus sérieusement préoccuper les acteurs de l'IA eux-mêmes et les experts des relations internationales, la seconde inquiète plus directement les individus car elle menace leur source principale de revenu. La peur des effets du progrès technique sur l'emploi n'est pas nouvelle mais l'IA, elle, possède des caractéristiques profondément disruptives et va se répandre dans tous les métiers même les professions de cadres.

L'IA est une technologie à usage général avec un fort potentiel de duplication de l'intelligence humaine. Cette technologie a donc vocation à se substituer à des heures de travail d'humains. Est-elle différente des technologies de l'information et des communications et de la robotisation ? En 2013, la publication de deux chercheurs d'Oxford, Frey et Osborne, se montrait très alarmiste. Ils annonçaient que 40% des emplois étaient menacés par l'automatisation.

Dix ans plus tard et malgré un choc majeur sur l'économie (pandémie), la tension sur certains marchés du travail montre plus la pénurie de travailleurs que le grand déclassement qui était prédit. Dix ans plus tard, l'anxiété est de nouveau de mise, illustrée par un rapport de Goldman Sachs sorti en avril 2023 qui présente encore des perspectives moroses, cette fois-ci en réponse à la pénétration de l'IA, Ils annoncent que 75% de l'emploi industriel américain serait modifié par l'IA et qu'un quart d'entre eux connaîtra une altération susceptible d'entraîner une substitution.

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Mais être affecté par l'IA ne signifie pas que l'emploi va disparaître. L'étendue de la modification dépend de la succession de tâches qui composent l'emploi. L'effet de l'IA sur les emplois dépend de l'intensité de la pénétration dans l'emploi concerné. Tant que demeure une tâche résiduelle qui doit être réalisée par l'humain, alors l'emploi gagnera en productivité mais ne disparaîtra pas. Tout dépend donc de l'imbrication de la succession de tâches, et de la nécessité d'un contrôle ou d'un arbitrage humain à un endroit de ce réseau de tâches imbriquées.

L'IA va d'abord être instrumentale et augmenter la valeur, la qualité et les marges des produits et des services de ceux qui vont l'adopter. Ce faisant, il est très possible qu'un cabinet comptable va se séparer d'une partie de ses employés car l'IA se substituera à l'exécution de leurs tâches de travail. Pour autant, le cabinet comptable pourrait augmenter ses parts de marché et la qualité de ses services en conservant ses employés déployés sur les tâches humaines résiduelles dont le nombre d'exécution a augmenté avec sa part de marché.

Il est également possible, comme dans tous les cycles d'avancées technologiques, que de nouvelles opportunités d'emplois associés à l'IA apparaissent et notamment parce l'IA va augmenter les capacités humaines à innover. Des emplois vont disparaître, des emplois vont changer et des nouveaux emplois vont apparaître. La question est de savoir à quel rythme la réallocation du travail entre emplois passés et emplois nouveaux se fera. Souvent ce sont les conditions de production qui sont déterminantes : un marché subissant un choc de productivité négatif (problème de ressources par exemple) s'adapte en adoptant de nouvelles technologies. L'IA sera adoptée si elle est une réponse à un problème de coût.

Commentaires 10
à écrit le 01/06/2023 à 15:29
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" l'IA va-t-elle mettre les cadres au chômage ? " Pas bon pour les caisses de retraite.

le 01/06/2023 à 15:58
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Mauvaise nouvelle pour nos comptes publics car chaque rupture technologique conduit à un teansfert d'effectifs du privé au choix vers la fonction publique, le para-public, le privé subventionné ou bien le social comme solution ultime pour les profil...

le 01/06/2023 à 15:59
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(dans certaines branche du privé, on appelle un fonctionnaire un pré-retraité)

le 02/06/2023 à 8:13
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"dans certaines branche du privé" Ah le racisme quel fléau hein... C'est grotesque quand on est bien dans sa peau on ne fait pas la leçon aux autres on se suffit à soi-même, quand on sait qu'on a raison on ne cherche pas à convaincre les autres de fa...

à écrit le 01/06/2023 à 10:16
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On ira cultiver nos "patates" pendant que l'IA se chargera de l'administratif ! Cela sera peut être plus intéressant !

le 01/06/2023 à 17:12
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A ma connaissance, les seuls politiques ayant voulu renvoyer les citadins dans les champs ont été Mao et Pol Pot et dans un cas comme dans l'autre, ça s'est soldé par des millions de morts...

à écrit le 01/06/2023 à 9:58
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ChatGPT et les autres sont des moteurs de contenus : ils peuvent remplacer tous ceux qui ne font que compiler, comme on leur a bien appris à l'école, et ne créent rien. Ou créent plutôt des contenus que personne ne lit, et pour cause, puisque ceux-ci...

à écrit le 01/06/2023 à 9:32
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La machine est bien plus adaptée à l'esclavagisme salarial voulu par notre classe dirigeante que l'humain dont Nietzsche a démontré l'impossibilité d'être domestiqué en prenant l'exemple le plus extrême qu'il soit avec les castes indiennes. Maintenan...

à écrit le 01/06/2023 à 7:20
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Ridicule évidemment que ça va faire évoluer les métiers maintenant quand le perroquet repeteur fera des traduction curieuses qu'il faudra reprendre, qu'il codera un truc qu'il faudra integrer doit même aux classes qu'on vient de taper, ou qu'il g...

le 01/06/2023 à 20:58
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Nous ne sommes plus dans les années 90 où les outils de traduction traduisaient bêtement mot à mot... les progrès sont spectaculaires et la traduction va vraisemblablement devenir à terme un marché de niche pour des grands patrons ou des chefs d'Etat...

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