Bruxelles persiste et signe pour défendre les intérêts européens face à la concurrence chinoise, quitte à braquer Pékin et essuyer des représailles. Longtemps naïve et passive, la Commission européenne et plusieurs Etats membres comme la France n'hésitent plus à muscler les contrôles sur les importations chinoises et à prendre des mesures volontaristes pour produire davantage sur son territoire. Après avoir lancé en septembre une enquête sur les subventions reçues par les constructeurs automobiles chinois, les mesures européennes se multiplient depuis le 1er janvier, date de la mise en place en France du bonus écologique sur les voitures électriques qui exclut de facto les véhicules chinois des subventions françaises, mais aussi de l'annonce du groupe néerlandais de semi-conducteurs ASML de cesser de vendre à la Chine ses machines permettant de produire des puces de pointe.
CRRC, un leader mondial
Dernier exemple vendredi avec l'annonce par la Commission européenne de l'ouverture d'une enquête contre CRRC Qingdao Sifang Locomotive Co, une filiale du géant chinois CRRC, numéro 1 mondial du ferroviaire, soupçonnée d'avoir bénéficié de subventions en Chine lui permettant de fausser le marché intérieur de l'Union européenne. CRRC est bien connue dans le monde ferroviaire européen. Non seulement parce qu'il a souvent raflé la mise dans les appels d'offres internationaux face aux constructeurs européens, mais aussi parce qu'il a racheté en 2019 le groupe allemand d'infrastructures ferroviaires Vossloh au moment même où Bruxelles a interdit le mariage entre Alstom et Siemens pour bâtir justement un géant européen capable justement de rivaliser avec CRRC.
Cette enquête intervient dans le cadre de l'appel d'offres lancé par la Bulgarie pour la fourniture de trains et services associés auquel CRRC Qingdao Sifang Locomotive Co s'est porté candidat. Evalué à 610 millions d'euros, ce marché porte sur la fourniture de 20 trains électriques accompagnés d'un contrat de maintenance sur 15 ans.
« L'ouverture suppose que tout le monde joue selon les règles : il est essentiel, pour notre compétitivité et notre sécurité économique, de veiller à ce que notre marché unique ne soit pas faussé par des subventions étrangères au détriment d'entreprises compétitives qui ne trichent pas », a déclaré Thierry Breton, commissaire au Marché intérieur.
Il s'agit de la première enquête intentée par la Commission dans le cadre de règles entrées en vigueur en juillet dernier pour empêcher les subventions des pays tiers d'entraîner une concurrence déloyale dans l'UE. Ces nouvelles règles obligent les entreprises à notifier à Bruxelles leur participation à des appels d'offres publics dans l'UE « dont la valeur estimée dépasse 250 millions d'euros » et si elles ont bénéficié d'« au moins 4 millions d'euros de subventions financières étrangères (...) au cours des trois années précédentes ».
Pour la Commission, l'examen préliminaire de la notification reçue de CRRC Qingdao Sifang Locomotive, justifie d'ouvrir une enquête approfondie. « Il existe suffisamment d'éléments indiquant que cette société a bénéficié d'une subvention étrangère faussant le marché intérieur », a-t-elle expliqué dans un communiqué. Bruxelles a quatre mois pour se prononcer. Trois possibilités : un accord pour participer à l'appel d'offres, un refus ou une demande de mesures à l'industriel chinois pour remédier à une éventuelle distorsion de concurrence.
Détérioration des relations commerciales
Cette enquête intervient dans un contexte de détérioration des relations commerciales entre l'UE et la Chine. Pékin a en effet jugé l'enquête européenne sur les subventions qu'auraient reçu les constructeurs chinois comme « du protectionnisme pur et dur », et avait souligné qu'elle était de nature à nuire aux relations commerciales sino-européennes. « L'image de l'UE dans les secteurs de l'économie et du commerce international est en jeu », déclarait récemment le porte-parole du ministère des Affaires étrangères Wang Wenbin, appelant Bruxelles à ne pas prendre de mesures « anti-mondialisation ». Pour ce dernier, « la communauté internationale est très inquiète de l'unilatéralisme protectionniste de l'UE dans les secteurs économique et commercial ».
En représailles, la Chine a d'ailleurs lancé début janvier une enquête anti-dumping sur les eaux-de-vie de vin, comme le cognac, importées de l'UE.
Lire notre éditorial : Après le cognac, le luxe français ?
Pour éviter des mesures de rétorsion, l'Europe cherche en fait un équilibre subtil : muscler son jeu tout en restant un continent ouvert, réduire les risques vis-à-vis de la Chine mais sans renoncer aux relations économiques avec un marché clé pour ses entreprises. L'UE veut aussi trouver son propre positionnement à l'égard de Pékin, malgré les pressions exercées par les Etats-Unis en faveur d'une ligne dure. Les Vingt-Sept restent notoirement divisés entre partisans d'un libre-échangisme à tout crin et défenseurs d'une approche interventionniste au nom de la souveraineté. De manière plus générale, la détérioration des relations entre la Chine et les Occidentaux ces dernières années fait naître des inquiétudes à Bruxelles au sujet de vulnérabilités potentielles liées à l'intelligence artificielle, la désinformation et la sécurité des données.
En tout cas, l'enquête sur CRRC s'ajoute à toute une série de mesures contre les intérêts chinois.
La réponse européenne s'accélère
Pas plus tard que le 13 février, Bruxelles a proposé aux Vingt-Sept d'ajouter une vingtaine d'entreprises visées par des restrictions commerciales drastiques de l'UE en raison de leurs exportations vers la Russie, ciblant des firmes de Chine continentale, selon un projet de texte consulté par l'AFP.
Visant à « lutter contre le contournement » des sanctions occidentales contre Moscou, cette recommandation de la Commission fait désormais l'objet d'un examen par les Etats membres, dont le feu vert à l'unanimité est nécessaire. Plus de 600 entreprises sont déjà visées par des restrictions commerciales de ce type : l'UE cherche ainsi à dissuader les firmes étrangères et les pays tiers d'aider Moscou en réexportant vers la Russie des biens utilisables par le complexe militaro-industriel russe, notamment les semi-conducteurs et les circuits intégrés.
Parmi les nouveaux noms listés, figurent notamment une société de Hong-Kong et trois entreprises basées en Chine continentale. Une proposition précédente de la Commission en juin 2023 avait déjà identifié huit firmes basées en Chine et accusées de réexporter des biens sensibles vers la Russie. Mais seules trois firmes basées à Hong Kong avaient finalement été ciblées.
Huawei dans le viseur
Le 8 février dernier en France, les bureaux du géant des télécoms chinois Huawei, situés à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), ont été perquisitionnés dans le cadre d'une enquête menée par les magistrats du Parquet national financier (PNF). Selon une source judiciaire, la procédure porte sur des soupçons d'atteintes à la probité, lesquelles regroupent les infractions telles que la corruption, le trafic d'influence ou la prise illégale d'intérêts. Huawei a « toujours respecté l'ensemble des lois et réglementations françaises », a répondu le groupe chinois. Cette procédure intervient alors qu'en juin, la Commission européenne avait estimé que les fournisseurs chinois d'équipements télécoms, dont Huawei, représentaient un risque pour la sécurité de l'UE. Le commissaire européen au Marché intérieur, Thierry Breton, avait ainsi appelé les 27 pays membres de l'UE et les opérateurs télécoms à exclure ces équipements de leurs réseaux mobiles. Le géant chinois des télécoms revendique une part de 20% du marché français des infrastructures télécoms, malgré les fortes restrictions issues de la loi dite « anti-Huawei » de 2019, visant à prémunir les réseaux français de « risques d'espionnage, de piratage et de sabotage » permis par la 5G.
Renforcer la compétitivité des technologies vertes européennes
Deux jours avant cette perquisition, le 6 février, le Parlement européen et les Etats membres de l'UE se sont accordés sur des allègements réglementaires qui doivent renforcer la compétitivité des technologies vertes européennes (panneaux solaires, éoliennes, batteries, pompes à chaleur, hydrogène renouvelable...) face à la Chine et aux Etats-Unis, sans discriminer le nucléaire. Pour rappel, plus de 90% des panneaux solaires installés en Europe sont aujourd'hui fabriqués en Chine. Afin de favoriser les fournisseurs européens, le règlement inclut par ailleurs des critères environnementaux et de résilience dans 30% des appels d'offre d'énergies renouvelables comme les champs éoliens ou les installations photovoltaïques. Ce chiffre pourra être revu ultérieurement à la hausse par la Commission européenne.
Contrôle des investissements étrangers
Le 24 janvier, la Commission a annoncé une proposition législative pour faire en sorte que « tous les États membres disposent d'un mécanisme de contrôle » des investissements étrangers, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui et crée des vulnérabilités. La portée de ce texte reste cependant limitée : Bruxelles n'a aucun pouvoir pour bloquer un investissement, le dernier mot revenant aux Etats membres. La Commission espère toutefois les pousser à communiquer davantage sur leurs décisions.
Les autres initiatives restent à ce stade des idées sous la forme de livres blancs. L'exécutif européen souhaite en particulier examiner les risques des investissements européens vers des pays tiers en matière de fuite des savoirs dans certaines technologies clé susceptibles de renforcer des « capacités militaires et de renseignement ». L'objectif serait de déterminer si des mesures d'atténuation sont nécessaires. En octobre, l'UE avait dévoilé une liste de quatre secteurs stratégiques à protéger de façon prioritaire : semi-conducteurs, intelligence artificielle, informatique quantique et biotechnologies.
La Commission propose aussi une meilleure coordination des contrôles à l'exportation. Sont visés les produits à double usage civil et militaire, tels que certains produits électroniques, des technologies nucléaires ou de missiles. Bruxelles propose enfin une harmonisation à l'échelle européenne des mesures pour sécuriser la recherche et éviter que les coopérations internationales notamment dans l'enseignement supérieur soient exploitées par des Etats autoritaires.
Défense des infrastructures critiques
Le 17 janvier, les eurodéputés avaient exprimé leur inquiétude face à la présence grandissante de la Chine dans des « infrastructures critiques » dans l'UE, pointant notamment pour les ports des « risques de dépendance économique, d'espionnage et de sabotage ». Dans une résolution adoptée par 565 voix pour (26 contre, 31 abstentions), le Parlement européen s'alarme de la « vulnérabilité » à « l'influence chinoise » d'infrastructures critiques comme les transports, les ports, les réseaux télécoms, les métaux rares ou les câbles sous-marins. Dans ce texte non contraignant, les eurodéputés s'inquiétaient que la stratégie de « fusion civilo-militaire » de Pékin, qui vise à coordonner autorités et entreprises, « n'ait pour objectif des transferts de technologie afin d'accroître la domination chinoise et de fragiliser ses rivaux géopolitiques ».
Les parlementaires ont appelé l'UE et les Etats membres à appliquer « rapidement » un cadre réglementaire élargi pour « exclure les entités susceptibles de participer à cette stratégie », en particulier dans les technologies ayant des applications militaires, en vertu d'un « mécanisme de réaction rapide » pour détecter les usages abusifs d'infrastructures.
« Il y a un quasi-monopole de la Chine sur les puces, les terres rares, et autres : il y a donc de graves inquiétudes en matière de sécurité et d'influence chinoises sur nos infrastructures politiques et militaires », a fait valoir l'élu slovène Klemen Groselj (Renew), rapporteur du texte.
Le rapport pointe aussi les applications chinoises, considérées comme sources de désinformation ou présentant des risques en matière de vie privée, à commencer par TikTok, propriété du géant chinois ByteDance - dont la Commission européenne et le Parlement européen ont déjà interdit l'accès sur les appareils professionnels de leurs employés. Dans une résolution distincte sur les infrastructures portuaires, votée par 585 voix (21 contre, 26 abstentions), les eurodéputés ont pointé « le risque que pourrait faire courir l'implication économique de pays tiers dans les ports européens en termes de dépendance économique, d'espionnage ou de sabotage ».
Les eurodéputés ont également visé les acteurs des télécoms chinois.
Washington s'inquiète du soutien chinois à la guerre russe en Ukraine Le secrétaire d'Etat américain Antony Blinken a fait part vendredi de ses inquiétudes vis-à-vis du soutien de Pékin à la guerre menée par la Russie en Ukraine à son homologue chinois, Wang Yi, qui a demandé à Washington de lever les sanctions américaines sur des entités chinoises. La rencontre avec Wang Yi, en marge de la Conférence sur la sécurité à Munich, en Allemagne, intervient dans le cadre des efforts de la Chine et des Etats-Unis visant à stabiliser une relation tendue, dans le sillage du sommet entre les dirigeants américain Joe Biden et chinois Xi Jinping, qui s'était déroulé en novembre dernier, en Californie. Le chef de la diplomatie américaine a souligné « l'importance de continuer à mettre en œuvre les progrès réalisés » lors ce sommet, a déclaré le porte-parole du département d'État, Matthew Miller. Antony Blinken a notamment insisté sur l'importance de « maintenir la paix dans le détroit de Taïwan et en mer de Chine méridionale », selon Matthew Miller. Il a aussi rappelé l'inquiétude de Washington « sur le soutien de la Chine à la Russie dans sa guerre en Ukraine, y compris le soutien apporté à l'industrie de défense russe », selon la même source. Wang Yi a fait écho au sentiment d'Antony Blinken concernant le sommet Biden-Xi, déclarant que les deux parties devaient travailler à « promouvoir un développement sain, régulier et durable des relations bilatérales », selon un communiqué du ministère chinois des Affaires étrangères. Après une passe particulièrement tendue en début d'année dernière, liée à l'affaire du ballon chinois ayant survolé les Etats-Unis, Washington et Pékin affichent leur volonté de gérer leur relation de « façon responsable » et sont désireux de progresser dans certains domaines de coopération comme la lutte contre le fentanyl. Le ministère a déclaré que les deux parties avaient eu des « discussions franches, substantielles et constructives », Wang Yi appelant les États-Unis à « lever les sanctions unilatérales illégales à l'encontre des entreprises et des individus chinois ». Wang Yia également exhorté les États-Unis à « mettre fin au harcèlement et aux interrogatoires injustifiés de citoyens chinois et à promouvoir des activités qui renforcent la compréhension mutuelle entre les deux peuples », a déclaré le ministère. Pékin reproche aux Etats-Unis leur influence en Asie-Pacifique et leur soutien au pouvoir indépendantiste à Taïwan. Washington pour sa part dénonce les visées expansionnistes de Pékin en mer de Chine méridionale notamment, ainsi que sa politique industrielle. Au sujet de la Russie, Antony Blinken a par ailleurs exprimé les craintes liées au développement par la Russie d'une capacité anti-satellite, a-t-on appris auprès d'un responsable américain. La Maison Blanche a indiqué jeudi que la Russie développait « une capacité antisatellite », tout en refusant de dire si elle avait une dimension nucléaire ou non. Elle a souligné dans le même temps que cela ne représentait pas « une menace immédiate ». (AFP)