"Dans toute crise, il y a un moment de bifurcation" Anne-Laure Delatte, CNRS

ENTRETIEN. Récession en Europe, plan de relance, BCE, Green Deal... l'économiste du CNRS et spécialiste de l'Europe, Anne-Laure Delatte, revient en détail sur les effets néfastes de la pandémie sur les économies du Vieux Continent. Avec d'autres économistes, comme Thomas Piketty, elle plaide pour "une option dans le sens de la justice sociale en créant ou en augmentant un impôt sur les catégories qui ont le plus profité des 40 dernières années et qui ont le moins souffert".
Grégoire Normand
Anne-Laure Delatte est enseignante à Paris Dauphine et spécialiste de finance internationale.
Anne-Laure Delatte est enseignante à Paris Dauphine et spécialiste de finance internationale. (Crédits : DR)

LA TRIBUNE - Quelle est l'ampleur du choc économique dans l'Union européenne ?

ANNE-LAURE DELATTE - La pandémie a provoqué un choc hétérogène en Europe. C'est un choc commun mais il a frappé les pays de manière différente, d'abord sur le plan sanitaire. Notamment pour des raisons démographiques, comme la densité de population par exemple, certains pays ont été bien plus touchés que d'autres avec plus de victimes du virus.

Les États n'étaient pas préparés de la même façon. Sur le plan économique, les pays sont entrés dans la crise avec des conditions plus ou moins solides. L'Italie et l'Espagne par exemple étaient dans une position plus vulnérable que l'Allemagne ou la France. L'Italie en particulier avait un stock de dette assez important et donc une capacité à dépenser de l'argent pour protéger ses populations moins importante qu'en Allemagne ou en France. En même temps, l'Espagne et l'Italie ont été bien plus affectés en nombre de morts que les pays du Nord. C'est une double peine pour ces pays du sud de l'Europe. La combinaison du choc pandémique et de la vulnérabilité économique à l'entrée de la crise ont provoqué un cocktail explosif. Cela explique que les dégâts économiques soient beaucoup plus importants dans ces pays.

Le plan de relance européen est-il vraiment à la hauteur de la crise ?

Le plan de relance a un caractère historique. C'est la première fois que les Européens arrivent à se coordonner autour d'un soutien budgétaire. L'Europe n'avait pas les outils pour réagir de façon budgétaire à des crises auparavant. Lors de la dernière crise de l'euro, les États européens n'avaient pas pu mettre en place de plan d'urgence pour répondre aux besoins des pays. C'est la première fois que l'Union européenne se dote d'une capacité budgétaire. La Commission européenne a émis des obligations, c'est-à-dire qu'elle s'est endettée sur les marchés pour financer un plan de soutien aux membres de l'Union européenne. L'Union européenne émet de la nouvelle dette et elle transfère de l'argent vers les pays qui en ont le plus besoin.

Néanmoins, ce constat doit être nuancé. Au total, 750 milliards d'euros ont été annoncés par la Commission européenne mais moins de 400 milliards d'euros vont être transférés. Le reste correspond à des prêts aux États. La capacité budgétaire est donc légèrement inférieure à 400 milliards d'euros. Cela peut être un montant important pour certains pays mais ces sommes sont surtout un soutien supplémentaire aux plans nationaux. Angela Merkel et Emmanuel Macron, qui ont les premiers lancé cette idée de fonds de soutien, avaient évoqué la somme de 500 milliards d'euros. Quelques jours après, la présidente de la Commission européenne, Ursula Von Der Leyen, a évoqué 750 milliards d'euros. Finalement, la proposition budgétaire atteint un peu moins que 400 milliards. C'est un montant qui peut être jugé décevant.

Le rôle de la Banque centrale européenne (BCE) dans cette crise est sans cesse débattu. Comment expliquez-vous de telles divergences entre les États ?

Le rôle de la Banque centrale européenne est globalement salué. Elle reste l'acteur principal face à la crise. Elle permet aux États de continuer d'emprunter sur les marchés à des taux très bas. En effet, elle soutient tous les États souverains de la zone euro en achetant de la dette des États membres. C'est bien ce qui permet de maintenir des taux très bas. Certains conservateurs dans le Nord de l'Europe pensent que ce n'est pas le rôle de la Banque centrale. Pour eux, en agissant ainsi, la BCE outrepasse son rôle de stabilité des prix. On peut aussi les soupçonner de lui reprocher de maintenir des taux d'intérêt trop bas car cela va à l'encontre des intérêts de leurs épargnants. Cette ligne de fracture entre les créanciers et débiteurs a été plutôt bien gérée par l'Allemagne. Ces tensions étaient à leur comble en mai 2020 quand la cour constitutionnelle allemande a exhorté la Banque centrale européenne à démontrer que son intervention ne dépassait pas son mandat. Finalement, une négociation interne en Allemagne a permis d'apaiser les tensions. L'appel de la cour de Karlsruhe n'a pas eu d'impact. Pour l'instant, les conservateurs dans le Nord de l'Europe sont relativement silencieux.

La Banque centrale européenne peut-elle annuler la dette des États ?

Techniquement, elle n'a pas le droit. Il faudrait changer les traités européens. Du point de vue des citoyens, cet argument n'est pas forcément satisfaisant. La politique ne doit pas se résumer à des questions techniques ou juridiques. Si l'Europe arrivait à changer les traités, à une époque où tout est possible, la BCE pourrait le faire. L'annulation de la dette n'est pas la seule option et il faut comprendre les implications des différentes options.

Pour le dire simplement, il y a deux types de banques centrales. Les premières  bénéficient d'une grande confiance des marchés. Il s'agit par exemple de la Fed, la BCE, la Banque d'Angleterre ou la Banque du Japon. D'autres, comme la Banque centrale d'Argentine, ne bénéficient pas de ce niveau de confiance.

Cette confiance de la BCE est un bien public essentiel. Annuler la dette des États pourrait entacher la confiance des marchés dans l'action de la Banque centrale européenne. La probabilité est loin d'être nulle et il faut donc avoir ce risque en tête quand on discute cette option. Or cette confiance est essentielle pour assurer la politique monétaire non conventionnelle actuelle. Si nous perdions cette confiance, la marge de manœuvre monétaire pourrait se réduire et alors nous aurions perdu une arme essentielle. C'est la raison pour laquelle je préfère une option qui ne prend aucun risque avec la crédibilité de la Banque centrale européenne.

Pour quelles raisons ?

La BCE n'a pas forcément intérêt à annuler cette dette au vu des conditions actuelles des taux. Aujourd'hui, les États s'appuient sur la Banque centrale pour assurer la soutenabilité de leur dette. Il est risqué actuellement d'annuler la dette et affoler les marchés financiers.

Au printemps, vous avez lancé un appel avec d'autres économistes comme Thomas Piketty ou Lucas Chancel sur la nécessité d'un débat fiscal. Où en est-il ?

Au printemps, on a anticipé le débat sur les dettes et les finances publiques. Les grandes crises ravivent toujours des tensions liées à la nécessité de rembourser les dettes et ouvrent des débats sur les options politiques pour le faire. Pour nous, c'est l'occasion d'améliorer la justice sociale. Les inégalités sur les revenus, les patrimoines et entre les entreprises (multinationales contre PME) ont augmenté au cours des 40 dernières années. Le taux d'impôt sur les sociétés a baissé durant cette période. Depuis, tous les chiffres montrent que la pandémie a eu des effets inégalitaires. Le Conseil d'analyse économique (CAE) a montré que, si les 20% les plus riches ont plus épargné, les plus pauvres se sont endettés. Les cadres, dans leur ensemble, ont pu continuer à travailler par le télétravail alors que les ouvriers et les employés ne pouvaient pas. Même s'il a été très généreux, le chômage partiel ne compensait pas toutes les pertes de revenus. Toutes les catégories qui ne pouvaient pas télétravailler sont souvent celles qui sont le moins payées. Aussi, nous plaidons pour une option dans le sens de la justice sociale en créant ou en augmentant un impôt sur les catégories qui ont le plus profité des 40 dernières années et qui ont le moins souffert. Les critères scientifiques ne sont pas suffisants pour choisir une option ou une autre. Il faut une délibération politique.

Le gouvernement a annoncé le projet de cantonner une partie de la dette Covid-19. Il a lancé une commission spécifique en charge des finances publiques. La composition de cette commission est assez monolithique d'ailleurs. Il y a assez peu de pluralité représentée. On a dû mal à voir le niveau de délibération engagée. L'idée de cantonner la dette n'est pas vraiment débattue. Elle va faire l'objet d'une loi organique qui engage l'État sur plusieurs années. Le ministre de l'Économie Bruno Le Maire a expliqué qu'en cantonnant la dette, il ne va pas créer d'impôt supplémentaire. Or, le principe de cantonner la dette est de la rendre visible et de s'engager à la rembourser dans un temps imparti contrairement à la dette de l'État. Le gouvernement veut rendre cette dette amortissable. Le gouvernement a déjà prolongé certains prélèvements comme la CRDS [Contribution pour le remboursement de la dette sociale, Ndlr] l'été dernier suite au transfert d'une partie de la dette sociale du Covid-19 vers la CADES [Caisse d'amortissement de la dette sociale, Ndlr]. Il n'a pas créé de nouvel impôt en effet, mais a prolongé ce prélèvement qui a un caractère régressif.

Par ailleurs, il n'y aura pas assez de croissance pour faire baisser la dette. Le niveau de croissance à atteindre pour faire baisser la dette sans toucher aux impôts est irréaliste. La seule façon de rembourser une dette sans augmenter les impôts est d'accroître la pression sur les dépenses publiques. Le cantonnement proposé par le gouvernement aura donc des conséquences directes sur les dépenses publiques. Il me semble important qu'on en soit bien conscient.

Quel regard portez-vous sur le "Green Deal" ?

Dans toute crise, il y a un moment de bifurcation. Aller en avant consisterait à une décarbonation de nos économies. En revanche, ces moments peuvent déboucher sur des retours en arrière. Le Green New Deal vise à favoriser les investissements dans les secteurs moins émetteurs de carbone. Il y a une vraie volonté mais les conditions sur les objectifs environnementaux sont moins exigeantes que sur les objectifs de réforme structurelle. En France, cela s'est traduit par un plan de relance qui annonçait 30% des dépenses à destination du green. C'est une exigence de l'Europe. Je ne suis pas spécialiste mais si j'écoute les ONG et les économistes de l'environnement, ils pointent les insuffisances et notent que ces annonces sont surtout du saupoudrage. Continuer de soutenir l'industrie automobile ou l'aéronautique ne va pas dans le sens d'une décarbonation de l'économie.

Propos recueillis par Grégoire Normand

Grégoire Normand
Commentaires 4
à écrit le 08/12/2020 à 19:18
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Le COVID n'est que le catalyseur de la crise financière de l'Occident qui est une récession durable, malgré tout les encouragements à investir. Un économiste français adepte de la Théorie Monétaire Moderne a dit fort justement " Pour qu'il y ait un a...

à écrit le 08/12/2020 à 18:09
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Les gens qui ont le moins souffert seront les "suivants", quand ceux qui souffre auront disparue! Non !! Pas d’impôt supplémentaire, mais un changement radical pour équilibrer "la souffrance" de tous!

à écrit le 08/12/2020 à 13:17
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et bien les gens qui ont le moins souffert ce sont les gens comme cette femme qui n'a jamais rien fait de sa vie mais qui vit très bien gavée de nos impôts : combien de commerçants crèvent alors que TOUS les ponctionnaires comme si de rien n'était

à écrit le 08/12/2020 à 8:23
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Toujours d'interessant à passionnant d'entendre ces gens sérieux du CNRS avec leurs analyses dénuées d'intérêts personnels ce qui nous fait profondément regretter que notre recherche nationale aie été massacrée afin de favoriser une recherche privée ...

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