« J'entends dire "Tatjana Zdanoka est un agent". Eh bien oui, je suis un agent... mais un agent de la paix. » Devant un hémicycle strasbourgeois quasi vide en ce 6 février, la députée européenne lettonne se défend, avec une pointe d'humour, d'être un agent du FSB, les services secrets russes. Quelques jours plus tôt pourtant, un article du site d'investigation russe The Insider révélait des échanges de courriels entre Tatjana Zdanoka, élue depuis 2004, et deux agents du FSB pendant près de vingt ans. Cette correspondance évoque notamment des rendez-vous physiques entre un agent et la députée. Le 3 octobre 2006, l'agent du FSB Gladey écrit: « J'arrive à la gare de Bruxelles-Midi à 12h40 et je reviens à 17h30. » Réponse de Zdanoka: « Très bien, je viendrai à la gare. Retrouvons-nous sur le quai près du train. Si nous nous ratons, rendez-vous devant l'entrée principale. » La députée envoie également - au moins jusqu'en 2017 - des rapports d'information sur son activité de parlementaire, comme si l'agenda de l'élue européenne, née en 1950 en URSS, était dicté par le Kremlin.
À la lumière de ces informations explosives, ses activités d'élue prennent une couleur différente. Celle qui faisait partie du groupe des Verts/Alliance libre européenne (ALE) jusqu'en mars 2022 - elle en a été exclue après avoir voté contre la condamnation de l'invasion de l'Ukraine par la Russie - a, pendant deux décennies, servi les intérêts de la Fédération de Russie tout en jouant sur les failles de l'unité européenne. Grande défenseure de la minorité russe en Lettonie, elle s'est rendue plusieurs fois à Barcelone pour soutenir les indépendantistes catalans, notamment lors du référendum en 2017, a ardemment soutenu les Écossais dans leur volonté d'émancipation du Royaume-Uni, a rencontré les nationalistes du Pays basque, a reçu les indépendantistes corses au Parlement européen. « Dans le cadre de son appartenance au groupe ALE, il était normal qu'elle défende les minorités, justifie le Corse François Alfonsi, député européen qui la côtoie depuis une quinzaine d'années. Mais je vous accorde que Tatjana était la plus assidue et toujours partante pour faire des déplacements et rencontrer ces populations. » De là à s'imaginer qu'elle travaillait pour le FSB... Cela n'a jamais traversé l'esprit d'Alfonsi, qui se dit surpris. Karima Delli, élue Verte depuis 2009, est, elle, « tombée des nues en apprenant la nouvelle, comme tous les écolos ».
Ceux qui n'ont pas été surpris, ce sont les autres élus des pays Baltes, frontaliers de la Russie. « Personne ne nous écoute, explique à La Tribune Dimanche Rasa Jukneviciene, députée européenne et ancienne ministre lituanienne de la Défense (2008-2012). Je vais vous raconter une anecdote: lors d'une réunion des ministres de la Défense européens en 2010, nous discutions de la vente des Mistral français à la Russie. Je m'y étais évidemment opposée, et vous savez ce que votre ministre [Hervé Morin] m'avait répondu ? "Madame, l'URSS a disparu depuis longtemps, et vous, vous avez des douleurs fantômes." » Le 6 février dernier, à la tribune du Parlement européen, Rasa Jukneviciene a pris la parole après Tatjana Zdanoka: « Oui, madame, vous êtes un agent de la paix... comme l'est Vladimir Poutine ! Chers collègues, il faut considérer ce cas comme une expression systémique du Kremlin, Tatjana Zdanoka n'est pas la seule, ils sont nombreux ici autour de nous. » Qui sont ces autres députés, assistants, conseillers politiques du Parlement européen qui défendent ouvertement ou plus discrètement les intérêts de la Russie ?
Parmi les proches de Tatjana Zdanoka, difficile de passer à côté de la remuante Jana Toom, véritable star de la politique en Estonie et membre du groupe Renew, auquel appartiennent tous les députés du parti Renaissance d'Emmanuel Macron. Elle aussi née en URSS, elle fait partie de ces minorités russes d'Estonie qui n'ont pas coupé les liens avec le grand frère voisin. À l'été 2023, Jana Toom s'est rendue à Saint-Pétersbourg pour afficher son soutien moral et financier à Zoja Paljamar, une militante pro-Kremlin interdite de séjour en Estonie. À son retour, elle avouera financer avec ses deniers personnels les actions en justice de plusieurs autres militants pro-Kremlin expulsés d'Estonie. « Vous me l'apprenez », avoue Bernard Guetta, qui siège sur les mêmes bancs. « C'est un problème, mais on ne peut pas l'exclure du groupe, elle n'est pas dans le même parti que nous », justifie Nathalie Loiseau, l'ancienne tête de liste du parti présidentiel. Parmi ses prises de position, Jana Toom a voté contre la résolution condamnant les traitements infligés à Alexeï Navalny en prison, contre la reconnaissance de la Russie comme un État soutenant le terrorisme, contre un document présentant Vladimir Poutine comme la plus grande menace pour l'Europe.
Des voyages en Syrie
Ces comportements font-ils de Jana Toom un agent du Kremlin? Non, mais les relations qu'elle entretient avec Tatjana Zdanoka depuis de nombreuses années laissent songeur. À La Tribune Dimanche, Jana Toom assure qu'elle et Zdanoka ne sont ni proches ni amies, que le seul lien qui les unit est le soutien aux minorités russes dans leurs pays respectifs: « On a collaboré, on était collègues, il n'y avait pas de place pour la suspicion dans nos rapports. » Pourtant, en 2016, elles se rendent toutes les deux en Syrie pour rencontrer Bachar El-Assad. Toom fera même l'aller-retour à Damas à trois reprises en deux ans. Le 30 décembre 2016, elle s'y rend avec un sénateur du Conseil de la Fédération de Russie, Konstantin Kosachev, ancien diplomate et réputé proche de Valery Levitsky, ex-consul à Strasbourg expulsé pour espionnage en 2018. « Ma vision a changé depuis 2022, j'ai d'ailleurs voté pour la condamnation de l'invasion russe, se justifie-t-elle. Si c'était à refaire, je ne retournerais pas en Syrie. »
Autre membre de la délégation, le député européen letton Andrejs Mamikins, du groupe socialiste. Élu en 2014, ouvertement prorusse, il a mené plusieurs combats politiques avec Toom et Zdanoka mais n'a pas été reconduit en 2019. Qu'à cela ne tienne, il fait son retour à Strasbourg l'année suivante en tant qu'assistant parlementaire de Jana Toom; il le restera jusqu'en 2021. Elle dit avoir coupé les ponts, qu'ils étaient en mauvais termes. L'année dernière, Mamikins a décidé de s'installer en Russie, qui selon lui est « le pays le plus libre du monde [...], où on échappe à la propagande LGBT ». Joint par WhatsApp, Mamikins encense Jana Toom: « C'est la meilleure patronne que j'aie jamais eue, elle a toujours défendu la Russie. Sa sœur travaille pour le service des migrations de la Fédération, le père de son deuxième mari [Paul Toom] est un ancien agent du KGB, et les parents de son premier mari ont contribué à la fabrication de la bombe nucléaire, c'est une véritable histoire soviétique ! » Le lendemain, Mamikins écrit : « Jana connaît très bien Vladimir Soloviev [le propagandiste en chef du Kremlin], c'est elle qui me l'a présenté, on a participé à plusieurs émissions ensemble. »
La dernière fois, c'était le 16 février 2022, huit jours avant l'invasion russe. « Je n'imaginais pas ce qui allait se passer », raconte Toom.
Un jour de 2019, Andrejs Mamikins frappe à la porte du bureau d'Aymeric Chauprade pour demander une photo à la stagiaire du député européen ex-Front national (FN). Cette stagiaire s'appelle Elisaveta Peskova, c'est la fille de Dimitri Peskov, le porte-parole de Vladimir Poutine.
Celui qui l'a mise en relation avec Chauprade est un autre assistant du bureau, Pierre Malinowski, ancien collaborateur de Jean-Marie Le Pen. En faisant entrer la fille d'un très proche de Vladimir Poutine au Parlement européen, Malinowski et Chauprade espèrent se faire bien voir du pouvoir russe, qu'ils côtoient lors des sommets et conférences auxquels ils sont invités. En 2022, Malinowski obtiendra la nationalité russe. En France, à l'Assemblée nationale, une commission d'enquête s'est penchée sur les ingérences des puissances étrangères. Dans son rapport, publié le 1er juin 2023, on lit : « Aymeric Chauprade [...] a incontestablement joué un rôle clé dans la construction de liens entre le Front national et certains proches de M. Poutine. » En 2014, le FN avait obtenu un prêt de 9 millions d'euros auprès d'une banque russe.
«On a été trop naïfs »
Mais la personne la plus intrigante dans l'entourage du député à l'époque est une conseillère franco-russe, Tamara Volokhova. En 2007, à 17 ans, elle arrive seule à Strasbourg, en provenance de Rostov-sur-le-Don. La jeune femme, qui obtiendra la nationalité française quelques années plus tard, s'intègre rapidement sans pour autant se fondre dans la masse des étudiants de son âge. Parlant un français quasi parfait, qu'elle a appris à l'unique lycée francophone de Rostov, elle entre à l'université Robert-Schuman puis à l'European Communication School. Régulièrement employée comme mannequin, Volokhova apparaît néanmoins particulièrement à l'aise financièrement pour une jeune femme à peine majeure et reste « très mystérieuse sur ses origines et sur sa famille » auprès de ses camarades et de ses professeurs. Elle a même supprimé son compte VKontakte, le Facebook russe. En 2012, elle obtient un stage à l'Observatoire européen de l'audiovisuel, avant de faire son entrée à la direction de la communication du Parlement européen. C'est en 2014 qu'elle rejoint le bureau d'Aymeric Chauprade en tant qu'assistante parlementaire. « Il n'y a que le FN qui voulait bien me prendre », aurait-elle concédé à ce moment-là. Elle effectue plusieurs voyages en Russie avec lui, notamment à un forum international sur le thème « Famille nombreuse et futur de l'humanité » à Moscou en 2014, sous l'égide des oligarques proches du Kremlin Konstantin Malofeïev et Andreï Iakounine. L'année dernière, un piratage par des hackeurs ukrainiens de la boîte mail d'un député de la Douma, Alexandre Babakov, a révélé que Tamara Volokhova avait eu des échanges avec lui au sujet du paiement de billets d'avion par les autorités russes. En effet, le 8 juillet 2014, le secrétariat du député a envoyé une confirmation de virement bancaire sur la boîte mail personnelle de Tamara Volokhova. Réponse de cette dernière : « Merci beaucoup ! » L'existence de ces mails n'a pas été démentie par Alexandre Babakov.
En 2016, Tamara Volokhova a quitté Chauprade pour rejoindre le groupe Identité et Démocratie, dont fait partie le Rassemblement national au Parlement européen, en tant que conseillère politique.
Proche de Thierry Mariani, député russophile assumé, elle s'est rendue en 2020 à ses côtés en Crimée annexée, puis à Saint-Pétersbourg en 2021 pour « observer » les élections parlementaires en Russie, des déplacements qui vaudront une sanction à Mariani : l'interdiction de participer à des missions d'observation électorale. Pour les députés Rassemblement national (RN), en plus de son rôle de conseillère, Volokhova fait le lien avec les officiels russes, traduit des documents, cale les interviews sur Russia Today, s'occupe des visas pour la Russie. Un visiteur de l'époque confie avoir été « surpris de voir un grand drapeau russe accroché au mur » du bureau de cette dernière au Parlement. Jean-Paul Garraud, le patron des députés RN à Bruxelles, assure que c'est maintenant un drapeau français qui orne le bureau. Tamara Volokhova n'a pas souhaité répondre à nos questions. Mais au-delà de cette décoration de façade, le journal Mediapart révélait l'année dernière une note de la DGSI concernant des « relais d'influence » utilisés par la Russie en 2019.
Parmi eux : Thierry Mariani, Nicolas Bay, Aymeric Chauprade et Tamara Volokhova. Selon les services français, la collaboratrice du groupe RN était « en contact avec Alexeï Kovalski », un conseiller de l'ambassade de Russie à Paris désigné par la DGSI comme « un agent du SVR [les services du renseignement extérieur russes] ». Jean-Paul Garraud dément auprès de Mediapart: « Si elle l'a croisé, c'est de façon totalement ponctuelle. Elle n'est pas une espionne. S'il y avait le moindre élément en ce sens, on ne la garderait pas. » À La Tribune Dimanche, le même affirme finalement ne pas connaître Alexeï Kovalski et met en doute la fiabilité de la note de la DGSI, une « note blanche, sans contradictoire ». Plusieurs sources confirment pourtant des échanges réguliers entre Volokhova et Kovalski à cette époque-là. Non seulement le RN l'a gardée, mais il en a fait sa candidate lors des élections départementales et législatives à Strasbourg en 2021 et 2022. « C'est parce qu'elle est russe qu'on devrait s'en séparer ? C'est de la discrimination ! s'emporte Garraud. Tout ce que je sais, c'est qu'elle donne entière satisfaction, elle a toute ma confiance et je n'ai aucune raison de la suspecter. Tout cela est de la calomnie. »
Pourtant, deux ans après le début de l'invasion russe et à trois mois des élections, l'ère du soupçon règne au Parlement européen. « Dans les réunions où on doit parler des armes livrées à l'Ukraine, je demande que l'on n'évoque pas certains sujets précis, explique Nathalie Loiseau, la présidente de la sous-commission sécurité et défense. Quand les rencontres se font en visio, et que vous voyez cinq adresses IP qui se connectent avec le nom du même député RN, ça n'inspire pas la confiance. » Urmas Paet, député et ancien ministre des Affaires étrangères estonien, va même plus loin : « On a été trop naïfs depuis des années, ça ne peut plus durer. S'agissant des Russes qui veulent entrer au Parlement et y travailler, il faut qu'il y ait des enquêtes beaucoup plus poussées. » Aujourd'hui, seule Tatjana Zdanoka fait l'objet d'une enquête interne après les révélations des journalistes de The Insider. Quelques jours après qu'elle s'est défendue d'être un agent du FSB dans l'hémicycle, un vote a eu lieu sur la proposition de résolution commune surles allégations d'ingérence russe au Parlement européen. Une écrasante majorité a voté pour, tous les élus du Rassemblement national ont voté contre. La raison invoquée? Ils se sont sentis visés.