« Les taux directeurs ne retomberont pas sous les 3% en Europe » (Patrick Artus, Natixis)

Le ralentissement de l'inflation observé en novembre aux Etats-Unis (3,2%) et dans la zone euro (2,9%) semble indiquer que la politique de hausse de taux démarrée au printemps 2022 a réussi et est arrivée à son terme. Pourtant, l'incertitude demeure sur les futures décisions de la Réserve fédérale américaine et la BCE. Vont-elles maintenir leurs taux à des niveaux élevés? Les baisser prochainement ou au contraire les augmenter? Pour Patrick Artus, économiste et conseiller de la banque Natixis, la Banque centrale européenne devrait maintenir ses taux directeurs élevés bien plus longtemps que son homologue américaine. Mais il estime que le temps de « l'argent magique » est révolu.
Il faut que les Vingt-sept fassent un Inflation reduction act européen!
Il faut que les Vingt-sept fassent un Inflation reduction act européen! (Crédits : Reuters)

LA TRIBUNE- Aux États-Unis, les taux oscillent entre 5,25% et 5,5% et entre 4% et 4,75% en Europe, alors qu'ils étaient encore négatifs début 2022. Cette hausse aussi brutale a-t-elle permis de gagner la bataille contre l'inflation ?

PATRICK ARTUS- Il y a une grande différence entre la situation américaine et européenne. Les États-Unis ont gagné la lutte contre l'inflation et sont parvenus à un atterrissage doux ("soft landing"), c'est-à-dire à durcir l'accès au crédit sans perdre de croissance. Cette victoire est d'autant plus significative que l'inflation hors énergie, alimentation et loyer imputé a diminué fortement pour atteindre 2,6% en novembre, un niveau inférieur à celui de l'inflation générale (3,2%). C'est l'inverse en zone euro, où l'inflation sous-jacente reste forte (5%) tandis que l'inflation générale se situe à 2,9%. Qui plus est est, l'écart entre l'inflation sous-jacente et l'inflation générale est très fort en raison de l'effet de base important puisque les prix de l'énergie l'an dernier étaient l'an dernier très élevés et qu'ils ont fortement diminué cette année. Contrairement aux États-Unis, le ralentissement de l'inflation en Europe est donc essentiellement lié à un effet de base favorable.

Par ailleurs, en matière de perspectives de croissance, la zone euro est également beaucoup moins bien lotie que les États-Unis. Outre-Atlantique, la croissance en 2023 devrait atteindre 3% quand nous serons autour de 0%. Pour faire simple, la zone euro fait face à un scénario de stagflation, donc une inflation couplée à une récession, quand les Etats-Unis ressortent de période d'inflation et de hausse sans trop de casse. Cette différence de trajectoire s'explique notamment par la différence de productivité. Celle-ci augmente de 2% par an aux États-Unis alors qu'elle stagne en Europe. Or cette disparition de la productivité de zone euro est très inflationniste.

Ces différences de trajectoire sont-elles prises en compte par les banques centrales, du moins dans leur communication ?

Les deux banques ont un discours dur. Mais nous voyons tout de même que la Fed opte pour un discours plus traditionnel qui est de dire, « pour réduire l'inflation, je cogne [sur l'économie, NDLR] » alors que la BCE se montre plus douce et laisse entendre qu'elle va taper moins fort que son homologue mais dans le but de garder ses taux hauts plus longtemps. Ainsi, Jerome Powell, le président de la Fed et d'autres gouverneurs ont affirmé que de nouvelles hausses de taux n'étaient pas exclues alors que du côté de la BCE, le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau s'est permis de dire que, « sauf surprise », l'institution ne relèverait plus ses taux.

Mais il faut aussi bien comprendre que, dans les faits, les deux institutions ont une politique différente du fait d'une situation différente. Aux États-Unis, les taux d'intérêt réels, dont nous soustrayons l'inflation sous-jacente, est de 2 ou 3% tandis que les taux d'intérêt réels de la BCE sont à -1%. La BCE est donc beaucoup plus tendre avec l'économie.

Quelles sont les raisons de ces divergences de politiques et de discours ?

La Fed a un discours plus dur car elle peut se permettre de se concentrer sur une lutte totale contre l'inflation grâce à la résilience de l'économie américaine.  Celle-ci s'explique par trois raisons : la mise en place d'une politique budgétaire expansionniste, la progression rapide des investissements, notamment étrangers, sur le sol américain, et le maintien de la consommation des ménages américains qui désépargnent.

La BCE ne peut compter sur un tel socle car la croissance de la zone euro est nulle et la consommation des ménages moindre. L'économie européenne est donc plus fragile et la BCE ne mène pas de politique très dure pour juguler l'inflation.

Derrière les discours, allons-nous voir dans les évolutions des taux des divergences entre les deux grandes banques centrales ?

La Fed conserve une communication dure car elle veut s'assurer que les anticipations d'inflation sont bien mortes et que la hausse des prix va se maintenir à 2,5%. Mais en réalité, la banque centrale américaine est rassurée.

D'ailleurs, à l'inverse de ce que laisse entendre le discours, je pense que la Fed va baisser ses taux au début de l'année 2024 alors que la BCE devrait les maintenir entre 4% et 4,75% jusqu'en 2025. Et pour cause, l'inflation en 2024 est anticipée à 4,2% car nous n'allons plus bénéficier des effets de base des prix de l'énergie. Ce regain d'inflation qui se profile va empêcher l'institution de Francfort de baisser ses taux, contrairement à ce que croient les marchés financiers.

Si les taux évoluent différemment, quelles seront les conséquences sur les économies américaine et européenne et sur leurs devises ?

Il n'y aura pas beaucoup de conséquences sur l'euro/dollar car il existe d'importantes forces contraires. Aujourd'hui, tout le monde pense que la Fed va prochainement baisser fortement ses taux. Par conséquent, cette information devrait déjà être intégrée dans les cours du dollar, lequel devrait mécaniquement voir sa valeur baisser par rapport à l'euro. C'est sans compter sur l'énorme flux de capitaux qui entrent aux États-Unis, via les marchés financiers mais aussi en direct via les investissements des entreprises sur le sol américain. Ces investissements représentent 6 points de produit intérieur brut aux États-Unis contre aucun en zone euro. La forte demande de dollars maintient donc son cours.

En revanche, cette divergence à venir entre les banques centrales est très mauvaise pour l'économie européenne car le maintien des taux directeurs en zone euro va encore ralentir la croissance et affaiblir le tissu économique. D'autant plus que l'Europe est également fragilisée par un manque de productivité et une inflation importée importante du fait des prix de l'énergie que ne connaissent pas les États-Unis.

Cela étant, il faut raison garder sur les faillites d'entreprises. Normalement, une hausse des taux amène à une forte chute des investissements et, in fine, une chute des profits. Mais ce n'est pas ce que l'on a vu cette année. Les entreprises sont parvenues à maintenir leurs profits, ce qui permet à l'économie européenne de rester robuste.
Cette résistance s'explique par le durcissement économique porté par les ménages et les États mais aussi par les protections dont ont bénéficié les entreprises. Il y aura donc, évidemment, des hausses des défaillances d'entreprises, mais celle-ci ne sera pas catastrophique. Les 54.000 faillites d'entreprises françaises observées sur les 12 derniers mois en octobre traduisent un retour à la situation de 2019. Autrement dit, les entreprises qui font défaut aujourd'hui sont les « entreprises zombies » qui avaient survécu artificiellement grâce aux aides de l'Etat et c'est d'ailleurs la même chose aux États-Unis, malgré la résilience de leur économie.

Que pourrait faire l'Europe pour améliorer sa situation, baisser son inflation et faire repartir sa croissance ?

Il faut que les Vingt-Sept mettent en place un Inflation reduction act européen comme l'ont fait les Etats-Unis. Il faut accorder des aides fiscales à l'investissement plutôt que des subventions publiques bureaucratiques et inefficaces. Il faut réfléchir à une politique économique européenne efficace en réindustrialisant pour attirer les investissements. Reste néanmoins le problème du manque de productivité lié au vieillissement de la population, à la faiblesse de l'investissement dans la technologie et à l'absentéisme au travail. Les investisseurs sont beaucoup plus attirés par les États-Unis que l'Europe.

Lorsque les banques centrales auront vaincu leur combat contre l'inflation, jusqu'où redescendront leurs taux d'intérêt ?

En Europe, il sera très difficile de ramener l'inflation à 2% car plusieurs facteurs inflationnistes vont rester comme les prix de l'énergie, l'absence de productivité où encore le niveau élevé des coûts de production par rapport à de nombreux pays. Avec tous ces facteurs, les taux directeurs ne retomberont pas sous les 3% en Europe. Du côté des États-Unis, malgré leur meilleure situation, les taux directeurs vont probablement suivre le même schéma et s'arrêter également au seuil de 3%, ce qui correspond à la normalité monétaire des années 2000 où l'Occident vivait avec de l'inflation tout en réussissant à maintenir la croissance. Les taux d'intérêt à 0% n'ont été qu'un épisode de politique monétaire anormalement accommodante servant à soutenir les Etats trop endettés qui va prendre fin.

Commentaires 20
à écrit le 26/11/2023 à 19:06
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apres 15 ans d'argent gratuit ' sans aucune consequence car l'inflation c'est juste une ecriture comptable donc bienveillante' comme on dit a gauche, le retour a la vraie vie c'est que les etats auraient du se desendetter, et qu'ils ont fait le contr...

à écrit le 26/11/2023 à 13:09
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Manifestement, il y a plusieurs de mes interventions passées que @Idx s'évertue toujours à chasser de son esprit, dont celle-là par exemple. En réalité, l’approche néolibérale n’a pas réduit l’intervention de l’État dans le système économique, mais a...

à écrit le 25/11/2023 à 19:08
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Dommage que Jean-Marc D...., l'économiste bien connu, ne se joigne pas au débat: ce serait enrichissant et passionnant. Chapeau bas.... que je m'empresse de remettre car l'avenir s'annonce sombre.

à écrit le 25/11/2023 à 14:48
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Le monde est devenu fou..Il y a quelques temps (qui passe trop vite) je découvrais sur un document sérieux que 40% des américains se partageaient 1% de leur richesse nationale et au vue de la poussée migratoire c'est encore enviable semble t-il. A ce...

à écrit le 25/11/2023 à 12:54
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Oui, le logiciel du patron d'Europe du Sud est en général de privilégier l'emploi de travailleurs sous-payés que de moderniser l'outil de production... A noter que c'était déjà le ressort de la guerre de sécession aux Etats-Unis, entre un nord favora...

le 25/11/2023 à 13:04
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@o. Oh voilà le style de post que j'affectionne. Magnifique👍

à écrit le 25/11/2023 à 11:35
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[...Les États-Unis ont gagné la lutte contre l'inflation et sont parvenus à un atterrissage doux ("soft landing")...] 🤔 Peut-être pour la seule casquette d'un économiste employé au sein d'une institution financière, mais mes deux anciennes fonctions ...

le 25/11/2023 à 11:50
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Cher Raymond, j'imagine que depuis tout petit vous adorez les films de fantômes, et en ce moment votre spectre préféré est celui de la stagflation, mais malhereusement il ne va pas arriver et à la prochaine halloween l'inflation ne fera plus peur à ...

le 25/11/2023 à 12:49
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@Adieu BCE. Mon cher, allez regarder à présent du côté de l'Argentine où votre pote Libertarien et fanatique a été élu. Depuis, les prix de l'alimentation reprennent encore l'ascenseur sur les craintes d'une dévaluation importante du peso argentin. D...

le 25/11/2023 à 13:15
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Je suis d'accord avec vous pour la récession en 2024 en zone euro, mais pas pour l'inflation, qui va baisser.

le 25/11/2023 à 13:49
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Raymond à l'heure des cryptomonnaies, de l'IA , du changement climatique où les flux financiers font le tour de la planète à la vitesse de la lumière pensez vous que vos leçons apprises il y a 50 ans sont encore d'actualité ? Aujourd'hui les gourous ...

le 26/11/2023 à 12:51
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@Idx. À 58 ans et vivant uniquement de mon patrimoine depuis 4 ans, après une carrière dans la haute finance à l'international, puis quelques années dans l'enseignement supérieur (éco/fin), vous êtes bien condescendant et réducteur à mon égard. En pl...

à écrit le 25/11/2023 à 11:25
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Les taux ne baisseront pas. La belle affaire, tous ceux qui s'interessent un tant soit peu a l'eco mondiale et surtout aux IA savent que ca patine fort dans la semoule en europe conquerante qui va boire le gros bouillon. La production de papier est ...

à écrit le 25/11/2023 à 10:54
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L’ écart productivité chute en Europe par rapport aux usa : la population vieillit plus rapidement qu au usa , certains pays au poids économique important comme l’ Allemagne , l’ Italie, l’ l Espagne vont voir leur population reculer donc moins de b...

à écrit le 25/11/2023 à 10:54
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L’ écart productivité chute en Europe par rapport aux usa : la population vieillit plus rapidement qu au usa , certains pays au poids économique important comme l’ Allemagne , l’ Italie, l’ l Espagne vont voir leur population reculer donc moins de b...

à écrit le 25/11/2023 à 10:51
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Difficile de croire à sa boule de cristal, tant il s'est souvent trompé

à écrit le 25/11/2023 à 10:40
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M. Artus a toujours une logique implacable, mais ça ne l'empêche pas de se planter une fois sur deux. Il a des biais, comme tout le monde : il n'aime pas la BCE, qui n'en a vraisemblement rien à cirer. Moralité : se méfier de la logique, surtout qua...

à écrit le 25/11/2023 à 10:40
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Raison de plus pour la BCE d’accélérer la baisse des taux en 2024. L'UE a besoin de faire redémarrer son économie rapidement , une baisse de 1 % des taux l'année prochaine est très probable à raison de 4 fois 0,25 de Mars à décembre.

à écrit le 25/11/2023 à 10:38
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La nostalgie du bon vieux temps... Je félicite Patrick Artus, s'il a la capacité de prévoir que les taux directeurs ne retomberont pas sous les 3% pour longtemps, il est certainement plus riche que Warren Buffet. Moi je pense exactement le contraire...

à écrit le 25/11/2023 à 9:14
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Visiblement surtout les américains ont de biens meilleurs économistes que nous ! Vous n'êtes pas assez payés certainement... LOL !

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