Pourquoi la BCE a tout intérêt à accélérer la hausse des taux

ANALYSE. La BCE va relever ses taux directeurs lors de sa réunion du 6 septembre, de 75 points de base selon le consensus. Comme la Réserve fédérale aux Etats-Unis, l'institution de Francfort devrait donner la priorité à un retour à la stabilité des prix par une action plus déterminée. C'est du moins ce qu'a plaidé, avec de nombreux arguments, Isabel Schnabel, membre du directoire de la BCE, dans son discours prononcé la semaine dernière, lors de la messe des banquiers centraux, à Jackson Hole.
Robert Jules
Isabel Schnabel, membre du directoire de la Banque centrale européenne (BCE), au Symposium de Jackson Hole, aux Etats-Unis.
Isabel Schnabel, membre du directoire de la Banque centrale européenne (BCE), au Symposium de Jackson Hole, aux Etats-Unis. (Crédits : Reuters)

Les membres de la Banque centrale européenne (BCE) vont augmenter à nouveau les taux directeurs lors de leur réunion le 8 septembre. La seule inconnue est l'ampleur. 75 points de base plutôt que 50 semble faire consensus. Une option qui se justifie d'autant plus que le chiffre de l'inflation du mois d'août, 9,1% sur un an, accélère par rapport au 8,9% de juillet.

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« Aujourd'hui, l'inflation élevée est devenue la principale préoccupation des citoyens de nombreux pays », constatait Isabel Schnabel, membre influent du directoire de la Banque centrale européenne (BCE), lors du Symposium de Jackson Hole le 27 août, la messe annuelle des banquiers centraux, où elle représentait l'institution monétaire européenne. « Les banques centrales doivent réagir avec force. Elles doivent prendre au sérieux le risque que les gens commencent à douter de la stabilité à long terme de nos monnaies fiduciaires », a-t-elle mis en garde, dans un discours remarqué, intitulé « La politique monétaire et la Grande Volatilité ».

« Pour regagner et préserver la confiance, nous devons ramener rapidement l'inflation à son objectif. Plus longtemps l'inflation restera élevée, plus grand sera le risque que le public perde confiance dans notre détermination et notre capacité à préserver notre pouvoir d'achat », a-t-elle asséné.

Ce retour prioritaire à l'objectif des 2%, taux cible de la BCE et de la Fed, n'est toutefois pas facile à atteindre. La pandémie et la guerre en Ukraine ont ouvert une période de forte volatilité où les chocs d'offre font monter les prix et réduisent la production. La « Grande Modération », cette période qui a démarré à la fin des années 1980 et qui se caractérisait par une faible volatilité des prix, une stabilité de la production et une expansion économique qui a permis d'améliorer considérablement les conditions de vie des habitants dans la plupart des pays durant des décennies, a disparu. « La volatilité de la croissance de la production dans la zone euro au cours des deux dernières années a été environ cinq fois plus élevée que durant la période de récession de 2009. La volatilité de l'inflation a dépassé les niveaux observés au cours des années 1970 », relève Isabel Schnabel.

La hausse des prix a été sous-estimée en 2021

Aussi, pour éviter d'entrer dans une période de « Grande Volatilité », un durcissement de la politique monétaire est nécessaire « même au risque d'une croissance faible et d'un chômage plus élevé », considère cette économiste de formation. Jugeant, sous forme d'auto-critique, que la persistance de la hausse des prix depuis 2021 a été sous-estimée, elle préconise des actions déterminées aujourd'hui pour éviter des coûts beaucoup plus dommageables sur le long terme, rappelant que la stabilité des prix est une condition pour avoir aussi une devise forte, qui est un gage de confiance pour les ménages dont le pouvoir d'achat est préservé.

« La confiance dans nos institutions est devenue encore plus importante à une époque de changements structurels majeurs et perturbateurs qui entraînent des chocs plus importants, plus persistants et plus fréquents. Un ancrage nominal fiable facilite la transition vers le nouvel équilibre, et améliore l'arbitrage auquel seront confrontées les banques centrales à l'avenir », juge-t-elle.

Lorsque les chocs sont importants et fréquents, les banques centrales ne peuvent plus donner aucun signal fiable sur l'évolution future des taux d'intérêt à court terme. Il faut donc durcir la politique monétaire en raison de « l'incertitude quant à la persistance de l'inflation, le risque de perte de crédibilité de la banque centrale et les coûts potentiels d'une action trop tardive », résume-t-elle.

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Un environnement général moins favorable

En effet, même lorsque les conséquences exceptionnelles engendrées par la pandémie et la guerre en Ukraine se seront atténuées - une donnée difficile à prévoir -, les gouvernements et les banques centrales se retrouveront dans un environnement général moins favorable et très différent de celui qui prévalait au début des années 2000, ou même après la crise financière de 2008, où la coordination des politiques contra-cycliques et l'action concertée des banques centrales avaient permis d'en sortir plus rapidement .

Ainsi, aujourd'hui, le dérèglement climatique oblige tous les pays à s'adapter. « L'incidence et la gravité des phénomènes météorologiques extrêmes et perturbateurs exposent l'économie mondiale à une plus grande volatilité de la production et de l'inflation », souligne Isabel Schnabel. Cet été, l'Europe comme de nombreuses autres régions du monde a souffert de l'une des sécheresses les plus graves jamais enregistrées, avec près des deux tiers de son territoire en état d'alerte ou d'avertissement. Ces dernières semaines, les pluies diluviennes que subit le Pakistan sont en train de se transformer en catastrophes humaines, sociales et économiques.

La remise en cause de la mondialisation participe aussi de cette volatilité croissante. Déjà mise à mal par le programme protectionniste de Donald Trump durant sa présidence, la globalisation des échanges et l'intégration d'une large partie de la population des pays émergents sur le marché mondial du travail avaient considérablement augmenté les capacités de production permettant d'absorber les chocs de demande, et de contenir la hausse des prix et des salaires.

Depuis 2020, la pandémie et la guerre en Ukraine accentuent ce risque de fracturation de l'économie mondiale en blocs commerciaux et sécuritaires concurrents, notamment entre économies émergentes et économies développées, division renforcée par les sanctions économiques occidentales imposées à la Russie.

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Covid-19 : un tiers de la population mondiale n'est toujours pas vaccinée

Isabel Schnabel cite deux illustrations de repli du multilatéralisme. Alors que les vaccins contre le Covid-19 existent depuis près de deux ans, un tiers de la population mondiale n'a toujours pas reçu d'injection. Or, cette inégalité de traitement empêche de mettre un terme à la pandémie du Covid-19. De même, l'invasion de l'Ukraine par la Russie, deux producteurs majeurs de céréales, a réduit l'offre mondiale de grains. Or nombre de gouvernements ont décidé de prendre des mesures de restrictions à l'exportation de denrées alimentaires, plutôt qu'une coopération internationale.

Ce protectionnisme alimentaire engendre de graves troubles sociaux dans plusieurs pays parmi les plus pauvres. De même, lors de la pandémie et du redémarrage de l'économie mondiale, les goulets d'étranglement des chaînes d'approvisionnement ont non seulement perturbé la production, à l'exemple des semi-conducteurs, mais ont remis la question de la souveraineté stratégique en haut de l'agenda de la démondialisation. Or, les relocalisations opérées pour bénéficier de chaînes de valeur plus robustes peuvent aussi créer des doubles emplois et générer de l'inefficacité. Sans compter qu'une trop grande dépendance nationale « peut rendre les pays plus - plutôt que moins - vulnérables aux chocs à l'avenir », rappelle Isabel Schnabel.

Une offre d'énergie moins élastique

Autre facteur stabilisateur qui a disparu : l'élasticité de l'offre d'énergie. Contrairement aux années 1970 où l'offre pétrolière mondiale dépendait étroitement de l'Opep, l'arrivée de la production du Mexique, de la Norvège et d'autres pays avait permis de réduire l'influence du cartel à moins de 30 % dans les années 1980. Dans les années 2000, la « révolution du schiste » aux États-Unis, devenus le premier producteur mondial de pétrole, a aussi augmenté significativement l'élasticité-prix de l'offre de pétrole et de gaz, comme l'avaient fait auparavant les programmes nucléaires de pays comme la France ou le Japon pour l'électricité. Aujourd'hui, le partenariat Opep+, qui réunit l'Opep et une dizaine d'autres pays exportateurs, dont la Russie, a repris un pouvoir d'influence sur le marché pétrolier.

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Alors même que depuis la COP de Paris, la transition énergétique est devenue une priorité, l'Europe se prépare à rationner l'électricité et le gaz cet hiver, une situation inimaginable il y a à peine un an. En réalité, la guerre en Ukraine a montré l'extrême dépendance des économies développées aux énergies fossiles. Tant que les énergies renouvelables ne seront pas de véritables alternatives, les prix du gaz et du pétrole resteront durablement élevés.

Mais la transition énergétique est elle-même de nature inflationniste. L'approvisionnement en métaux comme le cuivre, le lithium et le cobalt nécessaires à l'électrification de l'économie est limité à court et moyen terme, d'autant que leur production est elle aussi concentrée dans un petit nombre de pays. L'économie mondiale va donc passer d'une dépendance aux énergies fossiles à celle des métaux, potentiellement génératrice d'une forte volatilité des prix en raison de la concurrence des entreprises et des gouvernements pour s'assurer les approvisionnements.

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Priorité à la cohésion sociale et à l'investissement dans la décarbonation

Pour ces raisons, et s'ils veulent réduire la volatilité à moyen terme, les gouvernements doivent pour leur part adopter leur politique budgétaire à une période prolongée de faible croissance économique. Avec des ratios dette/PIB qui atteignent des sommets historiques, les dépenses publiques doivent être consacrées en priorité, selon Isabel Schnabel, à la cohésion sociale et à l'investissement dans la décarbonation de l'économie, qui offre des opportunités de nouvelles productions et d'emplois, qui se traduiront en prospérité économique à long terme.

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Quant aux banques centrales, c'est leur crédibilité qui est en jeu. « Dans la zone euro, les anticipations d'inflation à moyen terme des consommateurs sont restées fermement ancrées sur notre objectif de 2 % tout au long de la pandémie. Selon les données les plus récentes, les attentes médianes avoisinent les 3 %, tandis que les attentes moyennes sont passées de 3 % il y a un an, à près de 5 % aujourd'hui », note-t-elle.

Cette nouvelle perception pourrait installer dans les esprits non seulement l'idée que les autorités monétaires ont réagi trop lentement à la hausse de l'inflation, mais qu'elles ne sont pas résolues à s'engager à assurer la stabilité des prix. En outre, il y a le coût élevé potentiel d'une intervention tardive et brutale, faisant réapparaître le spectre hyperinflationniste des années 1970, et la thérapie de choc de Paul Volcker, patron de la Fed, qui avait relevé les taux jusqu'à 20%.

Un tel choc n'est pas à exclure en raison du changement de la structure économique ces dernières décennies, où la part du capital immatériel a triplé depuis 1980. Dans la zone euro, elle est passée de 12% en 1995 à 23% aujourd'hui. Or le capital immatériel est plus difficile à mobiliser comme garantie pour les prêts bancaires, ce qui rend le coût du crédit moins important, et les services sont moins réactifs à la politique monétaire que les secteurs à plus forte intensité de capital, tels que l'industrie manufacturière.

Pari pascalien

Finalement les arguments d'Isabel Schnabel, en faveur d'une politique monétaire qui la font classer dans le camp des « faucons » à la BCE, ne sont pas sans rappeler ceux d'un pari pascalien où malgré le grand nombre d'incertitudes le choix d'agir présente moins de risques que le statu quo, ou du moins une approche prudente. « Une leçon importante de la Grande Modération est qu'il appartient aussi aux banques centrales de savoir si les défis auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui conduiront à la Grande Volatilité, ou si la pandémie et la guerre en Ukraine resteront finalement dans les mémoires comme interruptions douloureuses mais temporaires de la Grande Modération », avertissait Isabel Schnabel en conclusion de son discours. La membre du directoire de la BCE, elle, a clairement fait son choix.

Robert Jules
Commentaire 1
à écrit le 08/09/2022 à 9:41
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C'est une bonne idée de vouloir regagner et préserver la confiance. Malheureusement il ne suffira pas d'augmenter les taux. Les acteurs économiques du monde entier ont compris que les actifs en euros étaient à risques car saisissables du jour au lend...

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