Après le coup de force du président russe Vladimir Poutine sur l'intégrité des frontières de l'Ukraine, le camp occidental prépare ses sanctions. Elles seront « ciblées » dans un premier temps. L'Allemagne a déjà suspendu la mise en service du gazoduc Nord Stream 2 et Boris Johnson, premier ministre britannique, commence à s'attaquer au patrimoine londonien des oligarques russes. C'est peut-être d'ailleurs plus dans le domaine financier qu'économique que les Occidentaux comptent ajuster leur riposte.
L'Union européenne, qui a réuni ce mardi après-midi les ministres des Affaires étrangères des 27, avance déjà quelques pistes visant l'accès aux marchés et aux services financiers. La Commission européenne a ainsi déjà proposé d'imposer des sanctions financières à quelques centaines de Russes proches du pouvoir, mais aussi d'interdire les transactions sur les obligations russes et de fermer l'accès aux marchés financiers internationaux aux autorités russes, sans préciser comment.
Les faucons de Washington
L'arme atomique des services financiers n'a pas encore été évoquée : exclure les banques russes du réseau international interbancaire Swift, une messagerie sécurisée qui facilite les transactions de gros montants entre les banques. L'idée n'est pas nouvelle : elle est régulièrement agitée par les « faucons » à Washington.
SWIFT est pourtant une entreprise privée, une coopérative même qui regroupe 11.000 établissements bancaires dans 200 pays. A la manière des virements SEPA en Europe pour les virements, SWIFT joue un simple rôle d'intermédiaire informatique entre deux banques adhérentes, sans opérer le transfert de fonds lui-même. Mais interdire l'accès au réseau SWIFT rendrait difficile, voire impossible, à une banque de mener des transactions internationales et, par conséquent, de financer le commerce international, surtout dans la zone OCDE.
L'administration Biden a déjà brandi cette menace en décembre dernier. Pour autant, personne n'y croit vraiment, tant les conséquences pourraient être imprévisibles pour les deux camps. « Toutes les options sont sur la table mais il ne faut pas s'attendre à voir SWIFT dans le paquet initial », a déclaré, vendredi dernier, Daleep Singh, conseiller adjoint à la sécurité nationale à la Maison Blanche.
Rééquilibrage des rapports de force
En tout cas, Vladimir Poutine a prévu cette éventualité. D'autant que cette sanction avait déjà été évoquée en 2014 lors de l'annexion de la Crimée par la Russie. Elle pourrait même être un argument clé pour défendre sa nouvelle stratégie géopolitique en faveur d'un resserrement des liens entre la Russie et la Chine au détriment de l'Occident.
Le président russe a même évoqué le sujet lors de ses échanges avec le président chinois Xi Jinping le 15 décembre dernier. Il avait alors décrit les relations entre la Russie et la Chine comme « l'exemple d'une coopération au XXIe siècle ». L'idée serait de consolider les multiples accords bilatéraux signés ces dernières années dans des domaines les plus variés (pétrole, gaz, commerce, finance, espace...) par une nouvelle ossature des paiements leur permettant de s'extraire de SWIFT, de la domination des Etats-Unis et, surtout, du dollar.
Ce projet pourrait être d'autant plus dangereux pour l'Occident qu'il doit s'intégrer dans le projet « Belt and Road », ce vaste plan Marshall chinois du XXIe siècle qui doit convaincre les pays d'Asie et d'Afrique à coopérer avec la Chine.
De fait, la fermeture de l'accès à SWIFT pourrait servir de catalyseur pour accélérer le projet commun, régulièrement évoqué par les deux pays, de mettre en place un système financier propre pour favoriser les échanges en yuan et en rouble. Certains observateurs avancent même un lancement avant la fin de l'année.
Émergence d'un Swift russo-chinois
Ce nouveau système ne part pas de zéro. La Russie et la Chine expérimentent depuis plusieurs années leurs systèmes de paiement, avec le réseau SPFS russe depuis 2014 et le réseau CIPS chinois depuis 2016 (qui a d'ailleurs signé un accord de partenariat avec SWIFT ). La bascule ne sera pas aisée car les banques chinoises sont très actives sur SWIFT mais quand le pouvoir a décidé de quelque chose, les acteurs économiques sont obligés de suivre.
Si les principales banques russes et chinoises intègrent un nouveau système, les principales banques des pays qui commercent avec la Chine (ou la Russie) pourraient rapidement emboîter le pas. Cela risque de prendre cependant des années. La suprématie du dollar dans le commerce international n'est pas réellement remise en cause. Et le système financier international est toujours dominé par les grandes banques et les sociétés d'investissement américaines. Enfin, malgré le pétrole et le gaz, la Russie reste un nain économique, avec un PIB à peine supérieur à celui de l'Espagne.
L'enjeu des BRICs
Seule l'adhésion massive des pays émergents, notamment asiatiques, au projet russo-chinois des paiements, concurrent à Swift. D'autres pays, comme l'Iran, toujours sous le coup des sanctions américaines (et qui, coupé de SWIFT, commerce déjà avec la Chine en rials et en yuans), pourraient être intéressés, mais aussi nombre de pays soucieux de se libérer de la tutelle du dollar et de la politique monétaire de la banque centrale américaine (Fed).
La Chine pourrait profiter de sa présidence cette année des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) pour avancer ses pions, alors même qu'elle joue sur plusieurs leviers de coopération commerciale, en Asie du Sud-Est, en Afrique ou en Asie occidentale, en passant par le corridor Chine-Pakistan.
Face à ce gigantesque jeu de go de rééquilibrage géopolitique et du commerce international mené par la Chine, il peut ainsi s'avérer dangereux de couper l'accès de SWIFT aux russes au risque de marginaliser à terme le réseau. C'est pourquoi les Américains restent finalement prudents devant le bouton rouge.
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