Le « corporate venture » à la française décolle

Avoir son propre fonds de capital-risque pour investir dans les jeunes pousses est devenu un must pour les grands groupes. Près de 40 grandes entreprises tricolores ont leur "corporate venture"
Delphine Cuny
D’Axa à Total, en passant par LVMH et PSA, 38 fonds de capital-risque de grands groupes investissant dans les startups ont été recensés en France par le baromètre de Deloitte et Orange Digital Ventures. Il y en a sans doute davantage.
D’Axa à Total, en passant par LVMH et PSA, 38 fonds de capital-risque de grands groupes investissant dans les startups ont été recensés en France par le baromètre de Deloitte et Orange Digital Ventures. Il y en a sans doute davantage. (Crédits : DR)

Qui n'a pas son fonds de « corporate venture » ? Avoir sa propre structure de capital-risque pour investir directement dans des startups est devenu incontournable chez les grands groupes français, dans leur stratégie d'open innovation et de veille concurrentielle et technologique. Le Corporate Venture Capital (CVC) n'est pas un phénomène nouveau, mais il a pris une énorme ampleur ces dix dernières années avec l'accélération du rythme des innovations et l'arrivée de nouveaux entrants et technologies bousculant tous les secteurs. Au point que les fonds corporate sont devenus un maillon indispensable de la chaîne de financement dans l'écosystème de startups dans le monde en général et en Europe en particulier.

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La participation des fonds d'entreprise a atteint un record historique dans le monde l'an dernier selon CB Insights : plus de 2.740 tours de table d'un montant proche de 53 milliards de dollars (en hausse de 47%). Ils sont désormais présents dans près d'une opération sur quatre (23% contre 16% en 2013).

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Corporate Venture monde 2013 2018

[Les fonds de corporate venture du monde entier ont participé à un record de 2.740 tours de table en 2018, pour un montant total de 53 milliards de dollars. Crédit : CB Insights]

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Le « capital-investissement d'entreprise » comme on l'appelle parfois trouve ses origines dans les premiers paris de grandes entreprises américaines dans les années 1910-1920, notamment le groupe de chimie DuPont qui investit dans la jeune pousse d'alors General Motors. La première vague, portée par le pétrolier Exxon qui cherche à se diversifier, remonte aux années 1960 mais c'est la deuxième vague qui prend vraiment de l'essor dans les années 1970-80 dans la Silicon Valley, les industriels essaimant à tout-va, Xerox en étant le meilleur exemple, suivi dans les années 1990 par Intel. Dans l'Hexagone, les premiers fonds innovation de grands groupes apparaissent dans les années 1980-90 à l'image d'Innovacom chez France Télécom en 1988. Certains ont fermé après l'explosion de la bulle internet. Le phénomène a pris un nouveau départ en France depuis au moins cinq ans.

Près de 40 grands groupes tricolores ont désormais leur fonds de capital-risque, 38 exactement selon le troisième baromètre sur les Corporate Venture Capitalists en France, réalisé par le cabinet Deloitte et Orange Digital Ventures, le fonds de l'opérateur télécom, rendu public fin mai (sans détailler la liste). Ils étaient seulement une vingtaine il y a deux ans d'après un recensement réalisé par Bpifrance.

Au-delà des stars du CAC 40, d'Axa à Total, en passant par LVMH et Danone, on trouve aussi des entreprises publiques (Sncf, Ratp), des ETI non cotées en Bourse (ViaID du groupe Mobivia, maison-mère de Norauto-Midas) et des mutualistes (Macif, Maif).

Une question de survie

Tous y viennent ou presque : après avoir longtemps défendu son approche de simple collaboration avec les startups, Société Générale a annoncé en janvier la création d'une structure de venture dotée de 150 millions d'euros. BNP Paribas Asset Management a aussi créé un petit fonds, Opera Tech Ventures, pour investir dans les startups disruptant l'industrie financière. En revanche, Crédit Agricole a préféré déléguer à deux fonds, Breega Capital et Supernova Invest, ses deux enveloppes de 50 millions d'euros d'investissement dans la Fintech pour l'un et dans des thèmes liés aux territoires pour l'autre.

Schneider a lancé en novembre dernier Schneider Electric Ventures avec l'ambition d'investir « entre 300 et 500 millions d'euros dans les années à venir dans des projets d'incubation, des partenariats avec des entrepreneurs et des fonds spécialisés. » Michelin a aussi formalisé à l'automne son fonds de venture. La Sncf, qui avait créé Sncf Digital Ventures avec 30 millions d'euros en 2016, a décidé de structurer sa démarche au sein d'une nouvelle filiale, 574 Invest, qui sera dotée de 160 millions d'euros pour investir dans la mobilité de demain. Cette thématique de la mobilité, très transversale, est d'ailleurs la plus prisée, par 54% des fonds français, devant l'énergie et la connectivité.

« Cela peut paraître étonnant qu'il n'y en ait que 38, même s'il y en a peut-être plus » confie Julien Maldonato, associé conseil industrie financière chez Deloitte. « Il n'y a pas tout le CAC 40. Or toute société du SBF120 devrait avoir un fonds de corporate venture, c'est une question de survie pour ne pas se faire disrupter, vu la brutalité des changements. Le CVC doit faire partie de la palette d'outils des grands groupes dans leur stratégie d'innovation, au même titre qu'une équipe R&D et un programme d'intrapreneuriat » insiste-t-il.

L'engagement des grands groupes français dans le capital-risque « répondant à un double objectif stratégique et financier, progresse de façon significative » note toutefois le baromètre. Il ne chiffre pas le montant total investi mais souligne que le ticket moyen des CVC français dans les startups a augmenté de 45% en deux ans à 6,2 millions d'euros en 2018, en ligne avec la croissance des montants levés par les startups françaises ces derniers mois (+40% selon CB Insights). Un bref calcul sur la base de ces moyennes indiquerait que plus d'une quarantaine de millions d'euros ont été déployés l'an dernier par ces fonds. Une enquête du cabinet Bain & Company pour le fonds Raise estimait à 1,1 milliard d'euros les investissements « impliquant des fonds de corporate venture » en France en 2017. Selon CB Insights, les fonds corporate (pas forcément français) ont représenté 12% des montants investis dans les startups en France.

Des fonds plus nombreux et plus actifs

Plus nombreux, les fonds corporate sont aussi plus actifs dans l'ensemble : le nombre moyen d'opérations a doublé, de 3,5 à 7 en moyenne, selon les réponses obtenues auprès de 24 CVC sondés, parmi les plus importants de la place. L'un d'eux a même fait état de 22 « deals » dans l'année ! Ils ont tendance à investir dans des startups plus matures qu'avant et à suivre davantage que mener les opérations eux-mêmes (38% se disent « lead »).

Leur appétit n'est pas rassasié : 75% des corporate venture français sondés « prévoient d'augmenter leurs investissements en valeur cette année. » Mais aussi de recruter : les structures sont aujourd'hui de taille variable, d'une personne à 24 collaborateurs pour les plus actifs, et doivent encore se professionnaliser. Face aux startuppers parfois méfiants devant un grand groupe qu'ils soupçonnent d'une démarche prédatrice, les corporate venture font miroiter des partenariats opérationnels et des échanges au plus haut niveau avec les métiers.

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Corporate Venture français baromètre Deloitte Orange Digital Ventures

[Crédits : baromètre CVC français 2018 Deloitte / Orange Digital Ventures]

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Si l'on met de côté Alliance Ventures, le méga-fonds lancé l'an dernier par Renault-Nissan-Mitusbishi, hors compétition avec l'ambition affichée d'investir jusqu'à 1 milliard de dollars sur cinq ans, le poids lourd des CVC français demeure, et de loin, Axa Venture Partners (ex-Axa Strategic Ventures), doté de 600 millions de dollars (537 millions d'euros environ) dont 425 millions (380 millions d'euros) pour investir en direct dans les startups du monde entier et parfois en France (Tanker, Happytal, Fundshop, Particeep), le reste dans d'autres fonds. Un des tout premiers CVC français n'est membre ni du CAC 40 ni du SBF 120 : il s'agit de Maif Avenir, créé en 2015, par l'assureur mutualiste, qui a doublé l'enveloppe initiale à 250 millions d'euros en juillet 2017. Plusieurs grands industriels ont affecté des moyens de 150 millions d'euros : c'est le cas de Société Générale Ventures, d'Airbus Ventures, d'Orange Digital Ventures et de Total Ventures, l'un des plus anciens CVC, fondé en 2008.

Lire aussi : Comment Maif imagine son avenir avec les startups

Ce foisonnement du corporate venture à la française n'est pas un phénomène isolé. Plus de 260 nouveaux fonds ont vu le jour dans le monde l'an dernier selon CB Insights, portant à 773 le nombre de CVC actifs. Cependant, aucun français ne figure dans la liste des 34 CVC les plus actifs dans le monde en 2018. L'année précédente, Maif Avenir s'était hissé à la 34ème place, Airbus Ventures à la 35ème et Axa Strategic Ventures à la 43ème place (d'une liste certes plus longue). Seuls trois fonds corporate européens (Bertelsmann, Shell et Novartis) se glissent dans ce palmarès dominé par les américains et les asiatiques, dotés de plusieurs milliards de dollars : GV (Google Ventures), Salesforce Ventures et Intel Capital forment le podium des plus actifs, suivis de chinois tels que Baidu et de japonais comme SBI. Salesforce vient d'ailleurs d'annoncer un fonds de 125 millions de dollars dans les startups européennes du cloud.

Le fonds de 100 milliards de dollars créé par le japonais SoftBank, Vision Fund, est tellement gigantesque qu'il est généralement exclu des classements : il joue pourtant un rôle majeur dans la recomposition du paysage du capital-risque mondial. Dans ce monde de titans, les fonds de corporate venture européens et français n'ont pas dit leur dernier mot. L'allemand Allianz a annoncé en février le doublement de son fonds Allianz X à un milliard d'euros, pour investir dans l'assurance et la gestion d'actifs.

« L'avenir est prometteur avec cinq levées de fonds majeures en 2018 auxquelles des CVC français ont contribué » souligne l'observatoire de Deloitte et Orange Digital Ventures.

Le fonds d'Orange a ainsi participé au tour de table de la néobanque britannique Monzo, une « licorne » (plus de 100 millions de dollars levés à une valorisation dépassant un milliard), le fonds ViaID à celui de l'Uber indonésien Gojek (aux côtés d'Allianz) et l'Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi à la levée du chinois WeRide. Ceci dit, l'objectif de ces initiatives n'est pas la course à la taille mais bien de participer à la transformation interne des groupes, d'identifier les modèles économiques de rupture et parfois les futures cibles d'acquisition. Et aussi de réaliser une bonne opération financière. Il est toutefois encore trop tôt pour estimer le retour sur investissement de ces structures qui ont un horizon parfois plus long que des fonds classiques.

Delphine Cuny

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