Quand le capital-risque se réinvente en mode plateforme

Offrir une foule de services gratuits (RH, finance, développement commercial) aux startups pour accélérer leur essor : le modèle du fonds californien Andreessen Horowitz s'est imposé comme la référence des VC et a fait des émules en Europe. Analyse.
Delphine Cuny
Marc Andreessen, avec son ami Ben Horowitz, a créé « a16z » en 2009, au lendemain de la crise financière.
Marc Andreessen, avec son ami Ben Horowitz, a créé « a16z » en 2009, au lendemain de la crise financière. (Crédits : Reuters)

Sur la route arborée et ensoleillée de Sand Hill Road, entre Palo Alto et Menlo Park, l'artère concentrant le plus grand nombre de fonds de capital-risque au monde, Kleiner Perkins a longtemps fait figure de phare. La firme de venture capital (VC) créée en 1972 était devenue une légende, avec des paris précoces et gagnants sur le navigateur Web Netscape, sur Google, Electronic Arts ou Amazon. Mais le fonds a raté plusieurs virages, la plupart des stars du Web 2.0, et perdu beaucoup d'argent dans les énergies renouvelables. Le magazine Fortune vient même de publier le récit de « la chute de l'empire Kleiner Perkins » dans son édition de mai, la succession mal négociée du milliardaire John Doerr (67 ans) et le départ en septembre de la locomotive du fonds, Mary Meeker, pour créer sa propre boutique. Un déclin symbolisant les difficultés du capital-risque à l'ancienne qui aurait tardé à se transformer, concluent certains acteurs du secteur.

La Silicon Valley s'est entichée depuis quelque temps déjà d'un nouveau modèle : Andreessen Horowitz, raccourci en « a16z », installé à quelques numéros sur Sand Hill Road. Ironie de l'histoire, c'est le fondateur de Netscape, Marc Andreessen, célèbre pour sa prédiction selon laquelle « le logiciel dévore le monde » - qui a créé, avec son ami et collègue Ben Horowitz, cette entreprise de capital risque nouvelle génération en 2009, au lendemain de la crise financière. Leur ambition était de bâtir le fonds qu'ils auraient aimé avoir à leur capital en tant qu'entrepreneurs. Ils ont voulu casser les codes du métier traditionnel de VC, incarné par Kleiner Perkins, où l'essentiel de la création de valeur vient des partners, les associés du fonds pilotant les investissements. Admirés par les entrepreneurs de la tech, ils sont détestés par nombre de leurs pairs.

S'inspirant plutôt des agences de talents de Hollywood, mais aussi des fabriques de jeunes pousses à succès, accélérateurs et startup studios, Andreessen Horowitz a recruté une armée d'experts opérationnels, qui fournissent gratuitement tout un éventail de services (finance, développement commercial, RH) aux startups dans lesquelles le fonds a investi, afin de les aider à grandir et à réussir beaucoup plus vite. Ce modèle, souvent résumé sous le terme de plateforme (dont l'écosystème numérique raffole), a fait ses preuves : la firme gère 10 milliards de dollars d'actifs dix ans après sa création et a réalisé plusieurs sorties très réussies, comme la vente d'Instagram à Facebook ou celle de GitHub à Microsoft, et l'introduction en Bourse récente de Lyft devrait lui rapporter un retour estimé à dix fois sa mise de 100 millions.

Le capital ne suffit pas

Ce modèle, qui a ses détracteurs, a surtout été copié et même réinventé, y compris en Europe, par des fonds très à la pointe comme le suédois EQT Ventures, le britannique Atomico et le français Serena. Il s'appuie sur un constat simple : le capital ne suffit pas, ou plus, à créer des success stories.

« Dès la création de Serena en 2008, avec Marc Fournier et Philippe Hayat, en tant qu'anciens entrepreneurs nous-mêmes, nous avions l'ambition d'aider aussi opérationnellement, et pas seulement financièrement, les entrepreneurs », confie Xavier Lorphelin, associé cofondateur de ce fonds parisien qui totalise 320 millions d'euros d'actifs sous gestion.

Il reconnaît s'être « inspiré d'Andreessen Horowitz » lorsque Serena a été un des premiers VC en Europe à mettre en place un « modèle d'operating partner » il y a quatre ans. Le fonds, qui a effectué de belles sorties (LaFourchette vendue à TripAdvisor, Aramisauto à PSA) et compte des pépites comme tuer un vrai cabinet de recrutement maison. A16z emploie actuellement plus de 100 personnes ayant un rôle de soutien opérationnel, pour une trentaine de partners investisseurs : des experts à disposition pour apprendre aux entrepreneurs à « pitcher » en vue d'une nouvelle levée de fonds ou élaborer une histoire séduisante pour les médias, pour trouver le bon profil avant d'attaquer un nouveau marché ou rencontrer les bons donneurs d'ordre d'un grand groupe ou d'une administration.

« Le modèle de plateforme à la Andreessen Horowitz, qui fonctionne comme une agence de services, revient à offrir toute une palette de services aux startups, le fonds payant lui-même les prestataires. Il faut des moyens colossaux, au moins 1 à 2 milliards de dollars sous gestion pour employer des dizaines, voire une centaine, de personnes comme a16z, en plus de l'équipe d'investissement », relève Cyril Bertrand, membre du directoire de XAnge, la partie innovation du groupe lyonnais de capital-investissement Siparex.

Peu de sociétés de gestion ont de tels moyens et poussent aussi loin le niveau de services. Les opérationnels sont en général une poignée, une dizaine de personnes tout au plus, et rarement plus de la moitié de toute l'équipe du fonds. Le recrutement de ce type de profils a explosé depuis cinq ou six ans, la profession, qui compterait 300 à 400 personnes dans le monde, a même son rendez-vous annuel, organisé depuis 2016 par Union Square Ventures, le VC Platform Summit, à New York.

L'approche européenne

Dans un marché devenu plus concurrentiel, où l'argent coule à flots, avec des fonds de plus en plus gros et nombreux, « un investisseur doit apporter aujourd'hui beaucoup de valeur ajoutée. Il y a dix ans, il fallait juste de l'argent et des partners », analyse Bernard Liautaud, le cofondateur de Business Objects, reconverti dans le capital-risque en 2008 chez Balderton. Ce fonds londonien, un des plus importants en Europe dans l'amorçage, avec 2,7 milliards de dollars sous gestion, notamment présent au capital de la néobanque Revolut, a développé sa plateforme de services depuis cinq ans pour la gestion des talents, le marketing, les finances et le juridique, sans s'occuper pour autant du recrutement. « Andreessen a poussé le modèle de plateforme à l'extrême, peut-être un peu trop loin : il faut rendre les entreprises autonomes ! », fait valoir l'ex-entrepreneur.

« Chez Andreessen Horowitz, c'est bien plus que de l'accompagnement. Ils disent par exemple aux startuppers : "Ne t'embête pas à recruter des commerciaux, on en a, ce sont les meilleurs, on fera tes premières ventes !" Chez Serena, nous ne faisons pas à la place des entrepreneurs », martèle Xavier Lorphelin.

La démarche peut d'ailleurs paraître trop intrusive aux entrepreneurs, qui considèrent parfois le partner siégeant à leur conseil comme « l'œil de Moscou », plaisante-t-il. « Notre approche est différente : nous aidons les startups à identifier les problèmes opérationnels, à éviter de commettre des erreurs fréquentes, à résoudre les problèmes dans le bon ordre et à se structurer », met en avant l'associé cofondateur de Serena. « C'est plus qu'un coup de main, nous sommes proactifs. C'est un formidable outil différenciant », plaide-t-il.

Cette approche a présidé à la création d'EQT Ventures, branche de capital-risque du géant du private equity suédois EQT (actionnaire de contrôle de la Saur en France). Ce jeune fonds, qui a levé 566 millions d'euros en 2016, ce qui en fait un des premiers VC européens, et compte la jeune pousse française Tinyclues dans son portefeuille, se décrit comme « un hybride entre un VC et une startup ». Il emploie six collaborateurs portant le titre d'operating partner, aux différents champs de compétences (l'interface et le design, les données et l'analytique, le déploiement international de produits, le recrutement, l'expansion internationale, le marketing et la com').

Chacun des six partners a eu une expérience opérationnelle (deux viennent de Spotify), souligne Alastair Mitchell, qui a cofondé plusieurs startups de logiciels au Royaume-Uni avant de rejoindre EQT Ventures en mai 2017. « Nous n'avons que trois  ans d'existence, nous sommes un peu la version 2.0 d'Andreessen Horowitz ! », se targue-t-il. « A16z a une équipe opérationnelle gigantesque, ce sont des coûts énormes. Nous avons mis en place un modèle plus efficient, plus européen. » Deux ans après sa création, le fonds a réalisé son premier exit en décembre, la vente de Small Giant Games à Zynga pour 700 millions de dollars, soit 14 fois le montant investi dans la startup finlandaise.

Pas une "béquille"

Installé à San Francisco, cet ingénieur naval de formation fait le pont entre l'Europe et les États-Unis, aidant les startups à s'étendre à l'international. « On n'est pas là pour être une béquille, ni pour les assister éternellement », insiste Alastair Mitchell. « Nous voulons que les entreprises de notre portefeuille réussissent par elles-mêmes. Notre rôle est finalement proche de celui d'un parent, on ne doit pas leur lancer : "Je te l'avais dit" en cas d'échec, mais les aider à s'en remettre rapidement. » Le fameux mot d'ordre « fail fast » des startuppers.

Devenir une plateforme peut prendre des formes plus ou moins poussées. « Il existe une déclinaison de ce modèle qui consiste à organiser une communauté, des cercles de relations, en s'appuyant sur la force du collectif. Un VC peut le faire à l'intérieur même de son portefeuille, entre les startups elles-mêmes », décrypte Cyril Bertrand.

« Chez XAnge, nous avons par exemple une communauté de CTO (directeurs techniques), où les plus expérimentés, qui ont déjà géré plusieurs années de doublement de leur équipe, peuvent faire bénéficier les autres de leur parcours. C'est un modèle qui s'appuie sur une ressource dédiée à la gestion de communauté (success manager) et correspond mieux à la taille de notre fonds », soit 450 millions d'euros d'actifs sous gestion et un portefeuille de 70 sociétés (dont Evaneos, Lydia et Ledger).

En effet, « le modèle de plateforme a ses inconvénients. Ce sont les moins bonnes sociétés du portefeuille qui sont très preneuses de services, le top 10% n'en a pas besoin ! »

Or c'est avec ce top 10% que le VC pourra faire un bon retour sur investissement. Daphni, cofondé par Marie Ekeland (ex-Elaia), qui avait porté Criteo jusqu'au Nasdaq, s'était présenté comme « le premier VC conçu comme une plateforme » à la finalisation de son premier fonds de 150 millions d'euros en octobre 2016. Il a créé sa communauté d'entrepreneurs, d'investisseurs, de dirigeants, de chercheurs, etc., et développé sa « plateforme numérique communautaire » pour partager des informations, des expériences et le flux de dossiers, y compris avec ses investisseurs (dont Bpifrance, Société Générale, la Maif ou Crédit Mutuel Arkéa). Une vision horizontale du métier, contre le modèle pyramidal du capital-risque « à la papa ».

« Certains fonds, comme Benchmark, défendent avec un succès non-démenti le modèle à l'ancienne, selon lequel la valeur est apportée avant tout par le partner, qui ne suit pas plus de cinq  investissements pour maintenir la qualité de l'interaction », remarque Cyril Bertrand de XAnge. Créé en 1995, Benchmark Capital est un des VC à la structure la plus légère et parmi les plus performants, hissant deux de ses six partners sur le podium de la liste Midas de Forbes des « meilleurs faiseurs de deals », notamment grâce à Uber, dont il avait contribué à chasser le fondateur Travis Kalanick.

« Le capital est devenu une commodité. À l'avenir, l'élément clé pour se distinguer sera la technologie, avance Alastair Mitchell. L'industrie VC est encore incroyablement peu technologique. Chez EQT Ventures, nous avons 17 ingénieurs, qui travaillent sur Motherbrain, notre outil d'intelligence artificielle. »

Cette technologie maison permet de mieux analyser les dossiers des startups candidates et finalement de consacrer plus de temps aux interactions humaines... qui restent déterminantes dans ce métier.

Delphine Cuny

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