
C'est le dossier le plus important de Philippe Baptiste, qui a été nommé officiellement ce mercredi en conseil des ministres président du CNES, et du nouveau directeur général de l'Agence spatiale européenne, Josef Aschbacher. Un dossier majeur pour la France et son industrie à la fois civile et militaire (dissuasion) mais aussi pour l'Europe si elles souhaitent conserver un accès autonome à l'espace. Un dossier d'une complexité folle car il est impossible à traiter uniquement sous l'angle de la performance industrielle dans un cadre européen beaucoup trop contraint en raison du retour géographique, qui sera responsable en partie de l'échec annoncé des lanceurs européens (Ariane 6 et Vega C) sur le marché commercial.
C'est également le constat que l'Europe et la France se sont complètement fourvoyées dans les choix techniques du programme Ariane 6 dès 2014, puis en 2017, en raison d'une mauvaise appréciation du marché des lanceurs à l'horizon 2020 et d'un manque d'audace sur le plan technologique. Personne ne l'avouera publiquement. Résultat, Elon Musk et SpaceX savent que leurs plus féroces concurrents ne seront pas européens. C'est ce qui ressort d'un document du Secrétariat général des affaires européennes (SGAE), qui a répondu au questionnaire de la Commission européenne (Secteur marché intérieur, industrie, recherche et innovation numérique ou MINUM) sur ce que pourrait être la politique lanceurs de l'Europe au-delà de l'horizon 2025. Un document issu d'une réflexion entre industriels de la filière lanceurs et les ministères de tutelle, et dont La Tribune a eu accès.
La réutilisation est pertinente... finalement
La France estime aujourd'hui dans ce document du SGAE que "pour ne pas être définitivement distancée face à la concurrence - en particulier américaine -, l'Europe doit impérativement accélérer son effort d'innovation pour maîtriser deux technologies clef pour les lanceurs : la propulsion liquide à bas coût et la réutilisation qui permettront de développer une nouvelle gamme de lanceurs européens basés sur la simplification et la modularité". En 2014, puis en 2017, ces choix, dont la propulsion LOX/méthane, avaient été pourtant écartés. Mais, selon ce document, des études montrent que la réutilisation "reste pertinente même à faible cadence (autour de 6 lancements par an)". Soit un peu plus que les seuls besoins institutionnels actuels. Jusqu'ici, les responsables industriels et étatiques martelaient à qui voulait l'entendre que la réutilisation n'était pertinente que pour des lanceurs ayant de fortes cadences. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.
Quel avenir au final pour Ariane 6 et Vega C ? Ils ont le mérite d'exister car personne ne prendra la responsabilité d'arrêter les deux programmes proches de l'envol. Résultat, les deux lanceurs "porteront l'indépendance européenne d'accès à l'espace pendant au moins la prochaine décennie", estime la France. Ni plus, ni moins. Le lanceur lourd européen n'a pas encore effectué son vol inaugural (en 2022 ?) qu'il est déjà quasiment mort sur le plan commercial. Pourquoi ? "Le modèle européen, qui reposait depuis les premiers succès d'Ariane sur un partage à 2/3 de missions commerciales et 1/3 de missions institutionnelles est aujourd'hui profondément remis en cause par les succès de SpaceX, qui est fortement soutenu par les agences américaines et qui a réussi le pari de la réutilisation", explique la France dans ce document.
En outre, le marché institutionnel européen apparait durablement devoir reposer sur la décennie 2020/2030 "sur 3-4 lancements par an dans la gamme Ariane 6 et 2-3 pour la gamme Vega C dans l'état actuel des programmes décidés". Pourtant, environ 80% des lancements spatiaux au niveau mondial sont des missions institutionnelles. Mais pas en Europe visiblement. Un constat très déprimant pour les deux lanceurs européens : "ces cadences excluent la possibilité d'entretenir plusieurs filières européennes de services de lancement dans chacune de ces deux gammes", explique la France. Voire même plus : "l'UE n'a aucune chance de rester une grande puissance spatiale au niveau mondial en se basant uniquement sur ses besoins institutionnels".
Enfin, ce qui faisait la force de la filière européenne, à travers les succès commerciaux de la société de commercialisation des lanceurs européens Arianespace, à savoir vendre des lancements Ariane 5 et Vega sur le marché commercial, est devenue "une vulnérabilité du modèle européen". L'UE doit donc développer sur son marché intérieur une demande privée en systèmes orbitaux et, par la suite, des services de lancements. Un défi immense.
Refonte du retour géographique
La France veut réformer le principe du retour géographique. Ce n'est pas nouveau. La ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche Frédérique Vidal avait expliqué en juin 2019 dans une interview accordée à La Tribune que "la France porte cette volonté de faire évoluer le juste retour géographique sur investissement. Principalement nous devons repenser l'industrialisation des lanceurs Ariane pour une raison simple : ce marché est désormais le cadre d'une véritable compétition internationale". Ce dossier devait être porté à la conférence ministérielle de l'ESA fin 2019. En vain.
La France revient donc à la charge pour réformer le retour géographique. "La recherche de gain de compétitivité supplémentaire passe par une refonte de l'obligation de strict retour géographique, qui est un frein pour une organisation industrielle", explique la France dans le document du SGAE. D'ailleurs, le nouveau président du CNES Philippe Baptiste a estimé lors de son audition au Sénat qu'il fallait se poser "la question du retour géographique", notamment sur l'organisation industrielle de la production d'un lanceur. "Il faut qu'on puisse réfléchir pour aller vers des choses plus intelligentes et peut-être plus souples que les règles qui sont aujourd'hui en place, a expliqué Philippe Baptiste. C'est sans doute un enjeu majeur". Selon un grand patron du secteur, le retour géographique ne favorise pas la réduction des coûts des sous-traitants des maîtres d'oeuvre de la filière, qui sont choisis non pas sur leurs performances industrielles mais sur leur origine géographique.
Dans sa réponse à la question de la commission européenne sur le retour géographique, le SGAE rappelle que "le retour géographique a mathématiquement un impact négatif sur l'optimisation de la production. Cet impact peut toutefois être grandement minimisé si la répartition géographique coïncide avec un allotissement technique rationnel, selon une logique de centres d'excellence concentrant les activités d'une même nature technique. C'est l'approche qui a été mise en œuvre, de façon incomplète, sur Ariane 6".
Au-delà du retour géographique, la faible cadence de lancements ne permet pas non plus d'amortir le niveau important des coûts fixes (développement et industriels). Tout comme la fragmentation de la chaine de production de la filière lanceur favorisé par le retour géographique. "Cette dispersion est une faiblesse en regard des minces marchés accessibles aux lanceurs européens, rendant à notre avis, les stratégies de compétition intra-européenne contre-productives", observe la France. "Cette faiblesse ne permet pas l'expression d'une stratégie industrielle claire, qui guiderait ensuite les investissements et l'innovation", martèle-t-elle.
Quel lanceur à l'horizon 2030
Avant de lancer une nouvelle famille de lanceur, la France propose de développer à partir de 2025 un démonstrateur de concept et de technologies. "Les axes principaux de travail à privilégier sont la réutilisation et la propulsion liquide à très bas coût" pour le développement d'une nouvelle famille de lanceurs, estime la France. "Les micro-lanceurs peuvent servir de démonstrateur", explique-t-elle, et "servir de précurseur ou 'Proof of concept' avant de décider de la configuration finale" : propulsion LOX/méthane, sauvegarde autonome, production de carburant par biomasse. Plus largement, le développement d'une nouvelle famille de lanceurs passe impérativement, selon elle, par une forte réduction du coût de l'accès à l'espace.
Comment ? La France privilégie comme architecture des lanceurs bi-étages réutilisables à propulsion liquide (moins de moteurs, moins d'étages). Elle souhaite utiliser plusieurs leviers comme l'innovation technologique comme la généralisation de l'impression 3D, la réutilisation, même à faible cadence. "La réutilisation du premier étage est primordiale, celle du deuxième étage une possibilité, qui pourrait aussi devenir nécessaire à l'horizon 2030 plus", estime la France. La récupération et la réutilisation Autres leviers qui ont toutefois relevé jusqu'ici du vœu pieux : une optimisation de l'organisation industrielle et la mise en place du principe de préférence européenne à l'image du "Buy American Act". En outre, la France souhaite approfondir la communalité en définissant une gamme complète de lanceurs standardisée : étages communs, un seul mode de propulsion, même moteur...
Enfin, la France voudrait que "les lanceurs du futur devront aussi minimiser leur impact sur l'environnement sur l'ensemble du cycle de vie". Selon le document du SGAE, il est possible d'utiliser des bio-carburants comme le bio-méthane produit en Guyane. "De manière générale, la nouvelle famille de lanceurs européens doit être la première éco-conçue", préconise-t-elle. Mais est-ce vraiment la priorité du moment pour la filière lanceur au moment où on s'interroge sur son avenir. Et plutôt que de copier le modèle SpaceX comme le préconise Philippe Baptiste 5 ("Ariane 6 doit s'inspirer un peu du succès de SpaceX"), ne faut-il pas que l'Europe soit beaucoup plus innovante en créant elle-même un nouveau modèle ? D'autant que l'Europe n'a jamais pu vraiment copier le modèle de SpaceX, dont la France voulait déjà s'inspirer en 2013. Sans succès.
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