"En 2020, un moteur d'avion gros-porteur sur deux sera un Rolls-Royce" (Eric Schulz, président)

À quinze jours du Paris Air Forum et du salon aéronautique du Bourget, Éric Schulz, le président Civil Aerospace du motoriste britannique, détaille en exclusivité pour La Tribune sa stratégie pour les années à venir.
Eric Schulz

LA TRIBUNE - À la veille du salon du Bourget, quels sont les grands défis pour Rolls Royce dans l'aéronautique ?

ÉRIC SCHULZ - Nous sommes en train de changer d'époque. Nous menons des programmes très ambitieux de transformation massive de l'entreprise qui, je le précise, est plus qu'un groupe aéronautique, puisque nous avons aussi des activités dans l'industrie marine, l'énergie (diesel) et le nucléaire. Sur la partie plus spécifique de l'aéronautique, et plus précisément dans notre activité civile, notre grand défi est de mener à bien l'entrée en service simultanée de plusieurs nouveaux moteurs puisque nous sortons coup sur coup cette année trois nouveaux produits. Nous préparons en effet l'entrée en service du Trent 1000-TEN dans quelques semaines, lequel remplacera les Trent 1000 de génération précédente sur les Boeing 787, mais aussi celle du Trent XWB-97K sur l'A350-1000, dont la première livraison est prévue plus tard cette année, ainsi que le premier vol après l'été de l'A330 NEO, qui sera motorisé par notre Trent 7000, et dont l'entrée en service est prévue en 2018. Tout ceci alors que l'entrée en service du Trent XWB 84K sur l'A350-

900 remonte à seulement deux ans. Ces produits vont nous assurer une présence très forte sur le marché des moteurs d'avions gros-porteurs.

Pourrez-vous suivre la montée en cadence de la production, avec tous ces programmes ?

L'augmentation des cadences est en effet l'autre défi. Nous sommes parfaitement dans notre plan de marche. Après une hausse de cadences de 20 % l'an dernier, nous allons encore les augmenter de l'ordre de 20 % à

25 % cette année puisque nous allons livrer en 2017 entre 450 et 475 moteurs. Au cours des trois années qui suivront, nous délivrerons entre 500 et 600 moteurs d'avions gros-porteurs par an. Combinée au retrait des avions les plus anciens, qui sont le plus souvent équipés de moteurs de notre concurrent, notre montée en puissance va nous permettre de détenir vers 2020-2021 plus de 50 % de la base installée des moteurs de gros-porteurs en exploitation, contre 39 % aujourd'hui. C'est un objectif que nous nous étions fixé dans les années 1970 !

Vous parlez de transformation massive de l'entreprise, où en êtes-vous dans la transformation numérique de vos usines ?

Les outils numériques nous aident à optimiser nos unités de production. Parmi les nombreux exemples, il y a notamment notre système de « pré-test » des moteurs. Ce procédé consiste à faire tourner virtuellement des moteurs dans un banc d'essai numérique avant qu'ils ne tournent réellement dans un banc d'essai. Les moteurs arrivent au à ce stade avec l'intégralité des capteurs déjà testée. Le temps de test d'un moteur est ainsi réduit de 50 %.

Le salon du Bourget va ouvrir ses portes le 19 juin sur fond de ralentissement des ventes d'avions long-courriers depuis plusieurs mois, et de report de livraisons d'A350. Comment l'expliquez-vous ?

La courbe des prises de commandes n'est jamais linéaire, notamment sur les gros-porteurs. Les périodes d'accalmie et périodes de forte accélération succèdent généralement les unes aux autres. Après trois ou quatre années consécutives de prises de commandes extraordinaires d'A350, de B787 et d'A330, il est évident que nous sommes aujourd'hui dans une période plus calme. D'autres avions, comme l'A350-1000 ou le B777X, vont arriver sur le marché et les compagnies aériennes attendent de bien comprendre l'offre qui sera disponible avant de se repositionner. Il y a par ailleurs un environnement anxiogène lié à la succession d'élections importantes (États-Unis, France, Allemagne) ou d'interrogatios concernant l'avenir comme le vote britannique sur le Brexit, la situation géopolitique instable dans certaines régions du monde, et bien sûr la menace terroriste, qui pousse des compagnies aériennes à réajuster leur plan de flotte. Je n'ai d'ailleurs pas la perception que le salon du Bourget sera très riche en termes de prise de commandes, au moins pour ce qui concerne les gros-porteurs. Mais, cette situation ne remet pas en cause la montée en cadence de la production prévue sur l'A350 et le B787. Vu les belles perspectives de croissance du trafic aérien, je ne suis pas inquiet sur le long terme.

Ce phénomène peut-il durer ?

Il faut s'attendre dans les trois ou quatre prochaines années à avoir à nouveau des commandes de gros-porteurs. Les flottes existantes continuent en effet de vieillir et à un moment donné, le remplacement des avions deviendra nécessaire pour les compagnies aériennes.

Les compagnies n'ont pas envie d'attendre de longues années avant d'être livrées.

L'ampleur des carnets de commandes ne dissuade-t-elle pas de passer commande ?

C'est vrai. Les coups d'accordéon sur les prises de commandes sont aussi liés au fait que physiquement, il y a une limite au niveau des cadences de production. Pour pouvoir augmenter le rythme de production, il faut avoir une certaine profondeur dans les carnets de commandes afin d'éviter de devoir réduire les cadences le jour où les carnets de commandes ne seront plus suffisamment importants pour garantir la production à long terme. C'est le cas aujourd'hui. Tous les industriels présents sur le marché des grosporteurs, Airbus, Boeing, General Electric et Rolls Royce ont devant eux plusieurs années de production assurées.

Le succès du Boeing B777-300ER (365 sièges en configuration de base) depuis une quinzaine d'années traduit celui des gros biréacteurs sur le marché des très gros porteurs, au détriment des quadriréacteurs, en particulier l'A380 qui peine à se vendre. Airbus et Boeing travaillent sur des biréacteurs encore plus gros à l'avenir. Y a-t-il une limite physique pour ces gros biréacteurs ?

Qu'il dispose de 84 000, 97 000, 100 000 ou 115 000 livres de poussée, un moteur reste un moteur. Sur la propulsion, il n'y a pas de limite physique qui amènerait à dire qu'à 120 000 ou 130 000 livres de poussée par exemple les choses s'arrêteraient. Pour autant, de telles puissances entraîneraient l'augmentation des taux de dilution et nécessiteraient des tailles de moteurs gigantesques qui influeraient sur la géométrie de l'avion. Or, plus un avion est lourd, plus il est difficile, par exemple dans le cas de panne d'un moteur en phase de décollage, de faire monter l'avion avec la poussée d'un seul moteur.

Le quadriréacteur a-t-il définitivement perdu la partie ?

À l'évidence, le biréacteur a l'avantage de la souplesse et de la flexibilité par rapport au quadriréacteur, lequel, en raison de sa taille, est peut-être moins facile à exploiter pour une compagnie aérienne. Mais, en termes de dimensions, un avion comme l'A380 permet d'aller beaucoup plus loin que n'importe quel bimoteur puisqu'il peut éponger jusqu'à 1,8 fois la capacité des autres appareils. Sur les aéroports congestionnés, son utilisation s'impose donc. Certes, les biréacteurs voient leur capacité augmenter mais je ne suis pas certain qu'ils permettent seuls de répondre aux enjeux de sous-capacité aéroportuaire dans le monde. La question est donc de savoir combien d'aéroports seront saturés à l'avenir.

En cas remotorisation de l'A380, Rolls Royce serait-il prêt à y aller ?

La question aujourd'hui est : quid de l'A380 ? La réponse appartient à Airbus. Si Airbus veut faire quelque chose de différent sur l'A380 avec un moteur nouveau, nous travaillerons avec eux. Nous avons déjà regardé les évolutions possibles du moteur Trent 900 et nous avons clairement des éléments de réponse. C'est à Airbus de se positionner. À mon sens, la question de l'avenir de l'A380 est plus large que la seule remotorisation. Elle pose aussi la question de l'allongement du fuselage et de l'optimisation de l'appareil avec de nouvelles technologies qui seront disponibles dans les prochaines années.

Airbus a proposé l'A350-2000, une version allongée de l'A350-1000, lors de l'appel d'offres lancé par Singapore Airlines remporté en février par Boeing. Quel moteur avez-vous proposé ?

Nous avions proposé le moteur actuel de l'A350-1000 car le 2000 est une variante du 1000.

Boeing réfléchit à lancer un nouvel avion d'ici à 2025 sur le « middle of the market », un segment de marché allant de 200 à 300 sièges, et précisément sur son coeur de cible entre 220-250/260 sièges. Cet appareil, qui nécessiterait environ 40 000 livres de poussée, vous intéresse-t-il ? Peut-il être la première étape d'un retour sur le segment des mono-couloirs que vous avez quitté en 2011 ?

Par définition, en tant que constructeur de moteurs, tout avion demandant des moteurs nous intéresse. En 2011, en quittant International Aero Engines [composé de Pratt & Whitney, MTU, un motoriste japonais, ndlr] nous avons pris la décision de sortir du marché des mono-couloirs de type A320 ou B737. Revenir sur ce marché prendra du temps. Il n'y a d'ailleurs pas d'opportunités réelles d'y revenir aujourd'hui, dans la mesure où la remotorisation des A320 et du B737 ne laisse pas imaginer l'arrivée de nouveaux appareils sur ce segment avant au mieux la deuxième partie de la prochaine décennie. Concernant le projet d'avions de Boeing sur le middle of the market, nous regardons forcément ce projet. Nous faisons nos études techniques et nos analyses de marché et nous verrons ce que nous ferons si Boeing lance ce programme. Cet avion semble se positionner sur un segment de marché allant de l'extrême pointe des mono-couloirs à un niveau de capacité qui se situerait en dessous des premiers grosporteurs. Comme je l'ai évoqué plus haut, nous serons le leader du marché gros-porteurs dans les prochaines années et avons donc un intérêt pour ce créneau adjacent.

Rolls Royce dispose-t-il d'une technologie capable de répondre aux exigences d'un tel avion ?

Rolls Royce a été clair sur ses orientations technologiques. Il y a trois ans, nous avons établi notre feuille de route qui vise à faire évoluer la technologie du Trent XWB vers quelque chose de futuriste, permettant d'atteindre à l'horizon 2 025 de nouveaux niveaux d'efficacité. Nous avons deux projets de moteurs. L'Advance3 tout d'abord, qui est en fait un recalibrage du travail à l'intérieur de nos corps IP (pression intermédiaire) et HP (haute pression). Il y a ensuite une évolution de l'Advance3 qui est l'Ultrafan dans lequel nous allons intégrer une « gearbox » pour la première fois au monde sur des moteurs à fortes poussées [développé par Pratt & Whitney, le « gear turbofan » est une technologie permettant d'augmenter le taux de dilution dans les turboréacteurs et de réduire la consommation du moteur sur des moteurs d'avions mono-couloirs, ndlr]. Au global, avec ces changements d'architecture couplés à l'introduction de technologies nouvelles, nous espérons une réduction de consommation de carburant pouvant aller jusqu'à 25 % par rapport à la moyenne de la flotte actuelle et entre 8 % et 10 % par rapport à nos produits de dernière génération. Nous envisageons que ces technologies soient accessibles sur toute la plage de poussée nécessaire aux gros-porteurs. À partir de cette date, nous aurons la possibilité de dégager d'autres moteurs avec une efficacité accrue.

Où en êtes-vous ?

Nous avons des démonstrateurs. La « gearbox » est déjà au banc d'essai. Le premier modèle de « gear » a déjà tourné à une échelle ½ et notre premier « gear », capable d'accrocher plus de 70000 livres de poussée, tournera d'ici à la fin de l'été. L'Advance3 tournera d'ici au mois de juillet dans nos bancs d'essais spécialisés, à Bristol.

La Chine et la Russie ont lancé un projet d'avions long-courrier pour la fin de la prochaine décennie. Rolls Royce sera-t-il candidat pour fournir les moteurs ?

Nous étudierons cette possibilité quand elle se présentera.

La Chine étudie la fabrication de ses propres moteurs. Rolls Royce serait-il prêt à une coopération avec des industriels chinois ?

Cela fera également partie des choses que l'on regardera quand le sujet se présentera. La Chine est l'un des plus gros marchés aériens de la planète et l'industrie chinoise a des velléités pour équiper ce marché. Bien entendu, nous protégerions nos intérêts, notre technologie, mais nous ne sommes pas fermés à discuter avec les industriels chinois, loin de là.

Rolls Royce est britannique ; quelles seraient les conséquences d'un Brexit dur ?

Il est prématuré de parler des conséquences avant que les discussions n'aient eu lieu. Néanmoins, il y a toujours l'éventualité que l'on mette des droits de douane. Aujourd'hui, beaucoup d'équipementiers européens livrent des produits à Boeing avec des droits de douane et tout le monde s'en sort. Certes, si tout d'un coup, le temps de livraison de nos moteurs (notamment à Airbus) devait s'allonger en raison d'une accumulation de paperasse administrative, ce serait handicapant en termes de stocks. Cela nous affaiblirait économiquement, car il faudrait plus de produits dans la chaîne de fabrication pour délivrer en temps et en heure à nos clients. Mais je ne suis pas inquiet. Nous trouverons des solutions.

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ENCADRE
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POURQUOI L'A350-1000 A DE L'AVENIR

LA TRIBUNE - L'A350-1000 est très important pour Rolls Royce, or seuls 211 avions ont été commandés. Pourquoi ses ventes ne décollent-elles pas ?

ÉRIC SCHULZ - L'A350-1000 (365 sièges) est un excellent avion. Ses coûts d'exploitation, qui correspondent à des données réelles mesurées, sont inférieurs de 20 % au B777-

300 ER, son concurrent direct. Quand on regarde les cadences de production de ce dernier, on constate qu'elles ont augmenté très fortement au cours des cinq à dix dernières années, avant de se réduire durant les vingtquatre derniers mois. Cela signifie que la flotte moyenne du 777-300 ER est toujours relativement jeune. Du coup, aujourd'hui, les compagnies aériennes ne sont pas toutes dans l'absolue nécessité de prendre une décision sur l'A350-1000 parce que leurs flottes de B777-300 ER sont encore jeunes. Pour arriver à mesurer le succès de l'A350-1000, il faut donc se projeter dans une période future, au moment où les compagnies devront se prononcer sur des choix de flotte. Quand il faudra choisir un remplaçant direct du -300 ER (c'est-à-dire à même capacité), il n'y a pas photo, c'est l'A350-1000 qui l'emportera.

Vous ne tenez pas compte des successeurs du B777-300 ER, le B7778X (350 sièges) et le B7779X (402 sièges) ?

Pour l'instant ces avions sont en papier. Et je note que si les ventes de l'A350-1000 sont modestes [211 commandes, ndlr] celles du B777X le sont aussi. Quand on regarde le marché du remplacement du 777 300 ER, il y aura à l'évidence une partie des compagnies qui vont demander un avion légèrement plus gros et une autre qui demandera un avion de la même taille, ce dernier consistant à ce que j'appelle la vraie marche de remplacement. Sur le marché nécessitant une augmentation de capacité, le B777-9X possède un léger avantage car il répond à une capacité un peu plus importante que celle de l'A350-1000. Cette augmentation de capacité n'est pas gratuite et s'obtient par une augmentation significative de la masse à vide, de l'ordre de 25 tonnes, ce qui pénalisera l'avion en matière de consommation de carburant. J'ai des sérieux doutes sur la capacité du B777 8X à répondre au marché du renouvellement du B777-300 ER, c'est-à-dire avec la même capacité. Certes, le B777-8X disposera d'un rayon d'action extraordinaire, mais il sera beaucoup plus lourd que l'A350-1000. À l'exception des compagnies qui auront besoin d'un tel rayon d'action, le 777-8X ne sera pas une bonne option pour les autres. Je crois que le marché a compris que l'A350-1000 est le vrai remplaçant du 777-300 ER, à même capacité. Le B777-9X est un avion plus gros, donc plus coûteux à opérer et plus difficile à remplir.

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Commentaires 5
à écrit le 02/06/2017 à 10:36
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Quid de futurs carburants (huiles végétales, gpl, gnv), le pétrole abordable ne sera pas éternel. Et "dronisation" des avions, les pilotes ne seront pas toujours utiles et celle-ci simplifiera les rêgles complexes qui limitent le nombre d'avions en ...

à écrit le 01/06/2017 à 9:48
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Merci pour cet article. Petite précision, MTU est un motoriste allemand, pas japonais !

le 01/06/2017 à 14:47
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Bonjour Patex, merci pour votre fidélité à La Tribune. j'ai mal formulé, il y a bien un japonais dans le consortium que je n'ai pas nommé, Japanese Aero Engines Corporation. Bien cordialement Fabrice Gliszczynski

à écrit le 01/06/2017 à 9:05
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Ça manque de question environnementale sur la consommation de ces réacteurs, quelles technologies sont à l'étude afin de réduire celle-ci et quelles sont les perspectives polluantes à l'avenir des avions, si le solaire est à l'étude et-c... Alors...

à écrit le 01/06/2017 à 8:07
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la coopération de RR avec les industriels français dans le domaine civil est limitée aux relais d'accessoires qui à terme seront fabriqués majoritairement dans une co entreprise basée en Pologne. Il aurait été intéressant de comprendre pourquoi RR ...

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