Extraterritorialité : la menace s'amplifie en raison de l'interdépendance technologique et numérique

Face aux lois extraterritoriales qui permettent aux Etats-Unis d’infliger des amendes aux entreprises, où qu'elles soient, les acteurs français, dont ceux de la défense, sont de plus en plus conscients des enjeux. Reste à aller plus loin dans la mise en place d’outils, notamment juridiques, au service de la souveraineté, y compris à l’échelle européenne, d'autant que le danger s'accroît... Les pistes de réflexion dans ce domaine ont été explorées lors du Paris Air Forum organisé par La Tribune par Raphaël Gauvain, député LREM de Saône-et-Loire, Sophie Scemla, avocate aux Barreaux de Paris et New York, associée du cabinet Gide Loyrette Nouel, Nicolas Ravailhe, professeur à l’Ecole de guerre économique Emmanuel Pitron, responsable de l’activité éthique des affaires à l’ADIT et Thierry Carlier, directeur du développement international de la DGA, à l’occasion d’une table ronde intitulée « Extraterritorialité : bilan du quinquennat Macron ».
« La fonction conformité a trouvé sa place au sein des entreprises. Dans certaines banques, mais aussi d'autres entreprises qui étaient assez éloignées du sujet, cette fonction devient sensible et stratégique », note Emmanuel Pitron, responsable de l'activité éthique des affaires chez le spécialiste de l'intelligence économique l'ADIT.
« La fonction conformité a trouvé sa place au sein des entreprises. Dans certaines banques, mais aussi d'autres entreprises qui étaient assez éloignées du sujet, cette fonction devient sensible et stratégique », note Emmanuel Pitron, responsable de l'activité éthique des affaires chez le spécialiste de l'intelligence économique l'ADIT. (Crédits : La Tribune)

Il est loin le temps où le sujet pouvait être pris pour un simple thème complotiste. Les lois extraterritoriales américaines, qui permettent à la justice des Etats-Unis d'engager des actions contre les entreprises du monde entier en s'appuyant sur des éléments tels que la corruption, tétanisent par les montants des amendes infligées - des milliards d'euros pour les cas emblématiques de BNP Paribas ou d'Alstom, notamment. Une véritable arme de destruction massive dans la guerre économique, comme l'avançait un rapport au vitriol remis en 2019 par le député LREM Raphaël Gauvain.

Depuis, quel bilan peut-on dresser sur ce terrain sensible ?« Le principal élément est la prise en conscience de l'ensemble des acteurs, que ce soit des industriels, le personnel politique et plus largement le grand public, sur les enjeux de l'extraterritorialité, estime Raphaël Gauvain. Depuis la crise sanitaire, notamment, les enjeux politiques de souveraineté et d'indépendance sont revenus au premier plan ».

Renforcement juridique

Des avancées se profilent également sur le plan juridique, avec un récent décret sur la loi dite « de blocage » de 1968, qui vise à protéger les entreprises lors d'enquêtes menées par des autorités étrangères. « C'est un premier pas. Pendant le prochain quinquennat, il faudra aller plus loin pour en faire un deuxième. Cela passera sans doute par l'adoption d'une nouvelle loi », estime le député. « Il y a eu une grande avancée avec la loi Sapin 2 (ndlr : loi relative à la transparence et la lutte contre la corruption, promulguée en 2016) et l'entrée en vigueur de la possibilité de faire des transactions avec le parquet et la CJIP (convention judiciaire d'intérêt public) », abonde Sophie Scemla, avocate aux Barreaux de Paris et New York, associée du cabinet Gide Loyrette Nouel.

Ainsi, dans certaines affaires comme celle d'Airbus, « les juridictions françaises ont pris les devants, engagé des poursuites contre les sociétés françaises, souvent en lien avec les autorités étrangères », aboutissant à des accords négociés et des amendes moins lourdes. « Le parquet national financier est très sensibilisé à ces sujets. Il indique à ses homologues étrangers que c'est lui qui va poursuivre et que s'il y a un accord, ce sera en France », précise-t-elle.

La menace change de forme

De même, les entreprises ainsi que le secteur de la finance perçoivent mieux le danger. « La fonction conformité a trouvé sa place au sein des entreprises. Dans certaines banques, mais aussi d'autres entreprises qui étaient assez éloignées du sujet, cette fonction devient sensible et stratégique », note pour sa part Emmanuel Pitron, responsable de l'activité éthique des affaires chez le spécialiste de l'intelligence économique l'ADIT. D'autant que la menace, aujourd'hui, change de visage. « Au cours des cinq dernières années, nous avons assisté à une forte amplification de la menace par l'effet d'interdépendance technologique et numérique », soulève Emmanuel Pitron, citant le Cloud Act, qui permet aux juges américains de demander des données aux fournisseurs de stockage, mais aussi « tout simplement le fait que les acteurs du digital restent essentiellement anglo-saxons ».

Sans oublier une double peine qui peut s'imposer à des entreprises européennes, désormais prises entre deux feux : l'extraterritorialité venant d'outre-Atlantique et celle de Pékin, qui accélère dans ce domaine. Sophie Scemla l'explique : « La Chine a mis en place notamment une nouvelle loi, équivalente au RGPD mais bien plus sévère, qui interdit de transférer des données en Europe ou ailleurs, ce qui pose de gros problèmes aux entreprises qui ont des filiales en Chine ».

Réponse européenne

Autant dire que le danger pour les entreprises françaises ne s'estompe pas. Bien au contraire. Dès lors, l'Europe peut-elle être la bonne échelle pour mieux se protéger ? « La souveraineté en matière de politique commerciale est européenne », rappelle Nicolas Ravailhe, professeur à l'École de guerre économique. « L'Union européenne peut décider très vite quand elle en a envie. Si elle ne le fait pas, c'est qu'elle estime qu'elle n'y a pas intérêt », analyse-t-il. La raison ? La protection de ses excédents commerciaux... « Si on durcit les relations avec les Etats-Unis, ils vont durcir leur cadre législatif et on n'y a pas intérêt », explique-t-il, pour ajouter que dans cette équation, du fait de la faiblesse de son commerce extérieur, « la France n'a pas des intérêts forcément alignés sur les autres Européens ».

Reste à savoir si, sur le plan de la mobilisation européenne, la crise ukrainienne et la volonté des 27 de renforcer la défense de même que leur autonomie stratégique rebattront les cartes. Les problématiques d'extraterritorialité liées à la défense revêtent en effet une dimension particulière. En cause, la portée extraterritoriale des réglementations américaines telle que ITAR (Réglementation américaine sur le trafic d'armes au niveau international, qui contrôle les importations et les exportations des objets et des services liés à la défense à l'espace) et « l'application qu'ils font de ces réglementations, notamment les enquêtes qu'ils peuvent mener vis-à-vis de l'industrie européenne », relève Thierry Carlier, directeur du développement international de la Direction générale de l'armement (DGA). « Cela génère chez nos entreprises une crainte et une forme de 'sur-compliance' dans la façon d'appliquer ces réglementations », poursuit-il.

Des pistes pour avancer ? A la DGA, dans le cadre des programmes, « nous essayons de prendre en compte la notion de souveraineté et d'autonomie stratégique le plus en amont possible dans la conception », dit-il. Côté européen, « nous avons passé un accord avec l'Allemagne, étendu récemment à l'Espagne, qui permet à chaque pays de disposer et d'exercer librement sa souveraineté nationale pour exporter », décrypte ce responsable.

Enfin, l'Europe sait, elle aussi, mettre en place des lois à portée extraterritoriale, à l'instar du RGPD, comme le rappelle Raphaël Gauvain. En France, la CNIL a d'ailleurs sanctionné pour des pratiques contraires au RGPD des pépites américaines. Mais pour aller plus loin, « il faut que nous prenions un angle offensif et que nous retrouvions le chemin de la production et de l'export. Cela reste la meilleure arme », martèle Nicolas Ravailhe.

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Commentaires 2
à écrit le 19/06/2022 à 17:50
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ridicule......la france est un petit pays qui n'a plus d'industrie, est en quasi faillite, est dermier au Pisa, dernier en langues dernier en sciences, n'a plus aucune influence au niveau mondial, et ce pays ridicule veut mettre tout le monde au pas....

à écrit le 19/06/2022 à 10:35
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"les acteurs français sont de plus en plus conscients des enjeux": peut-être, avec 60 ans de retard (au moins depuis de Gaulle. Il n'est même pas sûr que Macron l'atlantiste s'y intéresse. Moi, je sais cela depuis toujours (il suffit de relire l'hist...

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