C'est une guerre qui ne dit pas son nom mais et qui tétanisent les entreprises européennes qui peuvent se voir infliger des amendes astronomiques par le DoJ, le département de la justice américain. "Quatorze milliards de dollars payés par les entreprises françaises sur les dix dernières années au Trésor américain pour avoir enfreint les lois extraterritoriales américaines, que ce soit le FCPA (Foreign Corrupt Practices Act), les lois sur le contrôle des exportations ou les sanctions et les embargos américains. De l'autre côté, zéro amende imposée par la France aux entreprises américaines pour des faits similaires. Nous sommes dans une asymétrie complète", déplore Frédéric Pierucci, fondateur du cabinet de conseil Ikarian.
"Le droit est utilisé comme arme de guerre économique pour déstabiliser les concurrents des entreprises américaines", martèle cet ancien cadre d'Alstom, qui a passé deux ans en prison aux Etats-Unis lors de la fameuse affaire Alstom, qui était soupçonné de corruption par le département de la Justice américaine (DoJ). Puis, la branche énergie d'Alstom a été rachetée par General Electric.
Les entreprises européennes dans le viseur de Washington
De fait, les lois extraterritoriales américaines, qui prolifèrent depuis la sortie de la guerre froide, permettent à la justice des Etats-Unis de poursuivre les entreprises ou des individus du monde entier, pour leurs pratiques commerciales, en s'appuyant sur des éléments tels que la corruption, le blanchiment ou les sanctions internationales, comme l'a souligné un rapport parlementaire alarmant publié en juin 2019, intitulé "Rétablir la souveraineté de la France et de l'Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale". Dans le viseur du ministère de la justice américaine (DoJ), en particulier : les entreprises du Vieux continent.
"Nous avons aujourd'hui un retour d'expérience de l'ensemble des condamnations qui ont été prononcées. Ce qui ressort des chiffres, c'est que ce sont principalement des entreprises européennes, concurrentes des entreprises américaines, qui sont concernées", indique l'auteur du rapport, le député LREM de Saône-et-Loire, Raphaël Gauvain. "L'affaire Alstom est la parfaite illustration de ce qui s'est passé, avec l'instrumentalisation de la procédure anti-corruption et derrière, une opération de prédation économique contre l'un des fleurons de l'industrie française", précise-t-il.
"Renforcer notre arsenal"
Face à la multiplication de sanctions infligées par Washington - BNP Paribas, Société Générale, Alstom... ne sont que quelques exemples de sociétés les ayant subies - "il y a une nécessité absolue de renforcer notre arsenal", souligne Raphaël Gauvain. Selon son rapport, les entreprises hexagonales ne disposent pas d'outils juridiques efficaces pour se défendre contre les actions judiciaires extraterritoriales à leur encontre.
Parmi les mesures préconisées, "la nécessité absolue de protéger la réflexion juridique interne à l'entreprise. La France est l'un des seuls pays au monde à ne pas protéger les avis juridiques internes. Dans le cadre de ces procédures, qu'elles soient pénales ou civiles, nos entreprises se retrouvent dénudées et jouent à jeu totalement ouvert face aux concurrents américains", estime-t-il. Cette proposition se heurte pour le moment aux autorités judiciaires françaises, qui voient d'un mauvais œil d'éventuelles entraves à leurs enquêtes. Autre piste, la modernisation de la loi Sapin 2 (2016), dite "loi de blocage", qui a introduit les contrôles de conformité en matière de lutte contre la corruption.
Passivité européenne
"Si l'on veut arrêter l'extraterritorialité américaine du droit, il n'y a qu'une seule possibilité : c'est que l'Union européenne fasse de même - et elle ne le fait pas", regrette de son côté Nicolas Ravailhe, professeur à l'Ecole de guerre économique. Non que Bruxelles n'en ait pas les capacités... "Les Américains considèrent déjà qu'il y a des éléments du droit européen qui sont constitutifs de l'extraterritorialité", à l'instar du RGPD, qui permet les poursuites même si les données sont utilisées en dehors du sol européen, dès lors que la personne, qui les possède réside sur le territoire européen.
Alors, pourquoi l'absence de réaction ? "L'Union européenne estime qu'elle n'y a pas intérêt, analyse cet expert. Elle ne se sert pas de l'extraterritorialité du droit comme d'une arme géopolitique", que ce soit pour des raisons historiques ou de divergences entre les États. Le principal blocage ? "L'Union européenne exerce sa compétence exclusive en matière de politique commerciale avec un regard sur la balance du commerce extérieur", fait-il valoir. Or celle-ci penche en faveur de l'Europe depuis des années... Ainsi, "on estime que si jamais on durcit la relation avec les Etats-Unis en pratiquant l'extraterritorialité de droit européen, on va perdre", résume Nicolas Ravailhe. Perdre clairement des parts de marchés aux Etats-Unis, comme celui de l'automobile où les voitures germaniques cartonnent.
Pour Frédéric Pierucci, "la France est le pays le plus à l'avant-garde dans cette lutte et qui a le plus d'intérêt à agir". Des pays de l'Est, en revanche, "qui n'ont pas été attaqués par les lois extraterritoriales américaines", en ont moins. "Il n'y aura aucune solidarité européenne sur ce sujet", fustige-t-il, convaincu qu'il faut "prendre notre destin en main en France. Nous n'arriverons à rééquilibrer cette asymétrie qu'en sanctionnant les entreprises américaines". Constat similaire de Raphaël Gauvain : "L'Europe, dans cette histoire d'extraterritorialité, a fait preuve d'une très grande passivité". Néanmoins, "il y a une prise de conscience des dirigeants européens sur la nécessité de mettre en place de nouveaux instruments, que ce soit face aux Etats-Unis ou à la Chine", nuance le député en estimant que, dans une configuration européenne post-Brexit, c'est au couple franco-allemand d'être moteur dans ce domaine.
Comment arrêter le rouleau-compresseur américain ?
Dans cette bataille, l'arme juridique peut-elle réellement arrêter le rouleau compresseur américain ? "La loi Sapin 2, qui se veut défensive des entreprises françaises, les affaiblit parce qu'elle les oblige à mettre en place des dispositifs qui sont plus lourds et contraignants que ce qu'imposent les normes américaines", répond Sophie Scemla, avocate aux Barreaux de Paris et de New York, associée du cabinet Gide Loyrette Nouel, vice-présidente du comité anti-corruption de l'IBA, un comité anti-corruption.
En revanche, "nous avons un dispositif dans le code pénal qui date de la ratification de la convention de l'OCDE partout en Europe et qui prévoit qu'en matière de corruption internationale, il y ait une extraterritorialité des lois similaire à celle du FCPA", précise-t-elle. Mais si la capacité juridique existe, il reste la question de la volonté politique...
La bataille contre le Cloud Act
Le temps presse cependant. Car la problématique de l'extraterritorialité est passée à la vitesse supérieure, avec l'entrée en vigueur, en mars 2018, du Cloud Act outre-Atlantique. Une loi qui permet aux autorités judiciaires américaines d'obtenir, auprès des fournisseurs de stockage, des données des personnes morales - et ce, quelle que soit leur nationalité et quel que soit le lieu où les données sont hébergées. La bataille contre cet instrument n'est pourtant pas perdue d'avance. "Il faut qu'on arrive à stocker et gérer les données des Européens en Europe", souligne Raphaël Gauvain.
"Il faut qu'on mette en place un rapport de force avec les Etats-Unis. Avec le Cloud Act, il faut, comme avec le RGPD, le même bouclier concernant les données des personnes morales pour établir ce rapport de force. C'est une disposition que nous pouvons prendre en France, dans la réforme de la loi de blocage de 1968. Surtout, c'est quelque chose que nous devons porter au niveau européen pour étendre la protection du RGPD à l'ensemble des personnes morales", affirme-t-il.
En attendant, des pare-feu existent, comme, par exemple, éviter de stocker des données chez les fournisseurs américains et utiliser des serveurs en Europe. Et pour riposter au Cloud Act, "développer la loi de blocage dans le sens numérique, ou un RGPD sur les données économiques, pourrait être une solution", avance Sophie Scemla. Sur la question des données, "il y aura une réponse européenne plus forte, facilitée par le RGPD", affirme de son côté Nicolas Ravailhe. Là encore, la volonté politique pour construire la souveraineté numérique de l'Europe sera clé. Le député Raphaël Gauvain demeure optimiste : "Si l'Europe est unie et qu'elle a cette volonté de s'opposer aux Américains comme aux Chinois, nous arriverons à les faire reculer", conclut-il.