Glyphosate : quand France Télévisions enquête

Par Giulietta Gamberini  |   |  1812  mots
En France, c'est en raison de l'opposition de Stéphane Travert, alors ministre de l'Agriculture, que l'adoption de l'amendement à la loi loi Egalim visant à inscrire dans la loi l'interdiction du glyphosate avant 2021, pourtant présenté par des députés d'En Marche, a capoté, montre le reportage. (Crédits : Benoit Tessier)
"Envoyé spécial" consacre son émission de jeudi 17 janvier au plus honni des herbicides, le Roundup de Monsanto. Des effets du glyphosate aux "Monsanto Papers", des résistances à son interdiction aux solutions de remplacement, l'équipe d'Elise Lucet explore les principaux éléments d'information aujourd'hui disponibles, avec un objectif : permettre à tout à chacun de se forger une opinion.

Depuis le rejet par l'Assemblée nationale en 2018 d'un amendement visant à inscrire dans la loi l'interdiction du glyphosate en France avant 2021 - qui a d'ailleurs valu aux députés de la majorité une pluie de mails et de tweets indignés -, cela ne fait aucun doute : de plus en plus demandeurs d'une "meilleure" alimentation, les Français sont plutôt bien informés de l'utilisation du plus honni des herbicides et inquiets de ses dangers potentiels. Mais à la télévision française, « peu d'émissions complètes, abordant plusieurs angles », ont jusqu'à présent été consacrées à la célèbre molécule. Et « tout le monde est concerné » par son utilisation, « puisqu'il existe encore très peu de moyens de s'en protéger », estime la journaliste Elise Lucet qui, avec le reste de l'équipe de "Envoyé spécial", y consacre ainsi une émission le 17 janvier.

Enchaînant divers reportages sur une durée de deux heures - que La Tribune a pu en grande partie visionner -, elle permet d'approfondir plusieurs des plus récentes actualités concernant le glyphosate et son entreprise productrice, Monsanto. Elle explore également, d'une manière parfois inédite, quelques unes des questions soulevées par les débats autour de l'utilisation de l'herbicide. Avec l'envie « de donner la parole à chacun », et « d'apporter un maximum d'éléments d'information pour que chacun puisse se forger une conviction », explique Elise Lucet.

Tout le monde a du glyphosate dans son corps

Dans la continuité des campagnes lancées par plusieurs organisations, Elise Lucet et son équipe apportent tout d'abord leur pierre à l'édifice des connaissances autour de la pénétration de la molécule dans les corps des Français. Deux groupes de personnes ont ainsi été soumises à des tests d'urine réalisés ad hoc pour l'émission : une douzaine de citoyens lambda, contactés sur le marché de Marly-le-Roi, en région parisienne, ainsi qu'une douzaine de personnalités, dont Elise Lucet elle-même, Laure Manaudou, Julie Gayet, Jamel Debbouze, Lilian Thuram, etc.

Le résultat est sans équivoque : même si à des taux différents - dépendant essentiellement de l'alimentation suivie la semaine précédant le test, selon les experts -, tout le monde en a des traces dans ses urines, quel que soit le mode de vie ou l'âge. Et bien qu'aucun seuil de dangerosité n'ait jusqu'à présent été déterminé par les scientifiques, les résultats des tests montrent également des taux bien supérieurs à ceux autorisés dans l'eau potable et dans les aliments.

Les effets du glyphosate peuvent être ravageurs

Par la force des images, l'émission témoigne aussi des effets potentiellement ravageurs de l'herbicide de Monsanto. Un reportage au Sri Lanka revient notamment sur une "épidémie" peu connue en Occident : l'anormale diffusion des insuffisances rénales au nord du pays. Première maladie chronique de la région, elle y a déjà fait 25.000 morts, et touche encore 73.000 personnes, selon les données citées par l'émission.

La majorité des malades vivaient dans les rizières où, jusqu'à ce qu'il soit interdit en 2015 par principe de précaution, le glyphosate était largement utilisé sans protections, et où les cultivateurs avaient l'habitude de boire l'eau qui ruisselait sur le sol. Persuadé des liens entre l'utilisation de l'herbicide et la maladie, le chercheur de la Rajarata University Channa Jayasumana qualifie son utilisation de "crime contre l'humanité".

À l'autre bout de la planète, aux États-Unis, "Envoyé spécial" va également à la rencontre de Dewayne Johnson, premier individu à être parvenu à faire reconnaître un lien de causalité entre son cancer et le Roundup. L'été dernier, Monsanto a ainsi été condamné à payer à ce jardinier d'écoles californien 290 millions de dollars de dommages et intérêts pour ne pas l'avoir informé de la dangerosité de son produit. Dans une rare interview, Dewayne Johnson, diagnostiqué d'un lymphome non-hodgkinien en phase terminale, montre ses lésions, et explique que si Monsanto n'avait pas exclu tout lien entre sa maladie et l'herbicide, il aurait abandonné plus tôt son travail. En haute saison, il pouvait épandre jusqu'à 500 litres de produit par jour.

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À nos latitudes, on découvre enfin la lutte d'une famille française venant d'assigner en justice Bayer  -qui, après deux ans de tractations, a acheté en juin 2018 Monsanto. Utilisé par la mère pendant sa grossesse, l'herbicide serait à l'origine d'une malformation de la trachée de l'enfant. À 11 ans, elle lui a déjà valu 11 opérations depuis la naissance.

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Monsanto a manipulé l'opinion publique

Parmi les documents internes des grandes entreprises rendus publics et analysés par la presse au cours des dernières années, les "Monsanto papers" ne sont pas les plus connus. En France, ces mails, notes internes, contrats confidentiels de Monsanto, ainsi que des documents déclassifiés de la United States Environmental Protection Agency (EPA, agence américaine de protection de l'environnement), avaient auparavant été passés au crible par Le Monde en 2017. "Envoyé spécial" y revient, afin de rendre l'information plus facilement accessible au grand public.

L'émission rappelle notamment l'existence d'un rapport du chercheur britannique James Parry qui, dès 1999, notait des effets du glyphosate sur l'ADN, mais qui est resté couvert pendant presque deux décennies par le secret commercial. Ses journalistes vont également à la rencontre de Gilles-Eric Séralini, professeur de biologie moléculaire à l'université de Caen, dont une étude de 2012, qui montrait les effets mortifères du Roundup sur des souris, a été retirée d'une revue scientifique sous la pression du géant américain. Gilles-Eric Séralini envisage aujourd'hui de se joindre à une class action en cours aux États-Unis - qui, en cas de succès, pourrait mettre à genoux Monsanto et Bayer.

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Le reportage explique encore que depuis la décision prise en 2015 par le Centre international de recherche contre le cancer (CIRC) - agence intergouvernementale créée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) - de classer le glyphosate comme "cancérogène probable pour l'homme", Monsanto mène sa bataille scientifique au travers de la pratique du ghost writing. À savoir l'écriture par ses équipes d'articles ensuite signés par des scientifiques de renom rémunérés par l'entreprise.

Ce serait le cas du biologiste américain Henry Miller, signataire de plusieurs tribunes dans le magazine Forbes (retirées depuis) concluant à la non-toxicité du glyphosate. Une étude signée entre autres par le chercheur britannique David Kirkland semble également avoir été largement corrigée par Monsanto, selon les documents internes de l'entreprise. Un budget de plus de 200.000 dollars aurait été consacré par Monsanto pour "convaincre" un "panel de scientifiques crédibles".

Il n'y aura pas d'abandon sans solutions de remplacement

L'émission montre toutefois aussi l'importance des craintes et résistances face à tout projet d'interdiction. Après avoir été pionnier dans cette voie, le Sri Lanka vient ainsi de faire marche-arrière pour le thé - qui fait vivre 10% de la population du pays -, et le caoutchouc. Les plantations de thé du sud du pays, où le glyphosate est utilisé de manière bien plus "chirurgicale" que dans les rizières, et où l'insuffisance rénale n'a pas connu de pic comme dans le Nord, se plaignaient en effet d'une chute de leurs rendements et donc de leur compétitivité internationale due à l'interdiction de la molécule. Face à la caméra d'"Envoyé spécial", un cultivateur témoigne même de l'essor d'un marché noir du glyphosate - voire de produits encore plus dangereux, car exonérés ainsi de tout contrôle.

En France, c'est en raison de l'opposition de Stéphane Travert, alors ministre de l'Agriculture, que l'adoption de l'amendement à la loi loi Egalim visant à inscrire dans la loi l'interdiction du glyphosate avant 2021, pourtant présenté par des députés d'En Marche, a capoté, montre le reportage. "Envoyé spécial" fait état d'un manque d'information de nombres de parlementaires sur l'heure du vote, voire de pressions du gouvernement pour qu'ils votent contre ou s'abstiennent.

Un dialogue entre adversaires et les fauteurs du glyphosate est possible

Malgré l'opposition entre ceux qui craignent les conséquences du glyphosate et ceux qui ont peur des effets de son abandon sur les rendements, "Envoyé spécial" prouve toutefois aussi que ces deux mondes peuvent se parler, et que c'est peut-être au travers d'un tel dialogue que des solutions seront trouvées. En adaptant à son enquête les codes de la télé-réalité, l'émission confronte deux agriculteurs, vivant chacun pour un jour la vie de l'autre : Vincent, céréalier fervent défenseur du Roundup, et Olivier, fermier bio depuis 27 ans.

Olivier y apprend les précautions d'usage qui étaient encore négligées lorsque, il y a trois décennies, il avait lui aussi utilisé le glyphosate. Vincent y redécouvre comment piloter une machine de désherbage, et est surpris du caractère technologique de la ferme bio d'Olivier. Il constate aussi que, malgré des temps de désherbage dix fois plus longs et un besoin de travail triplé, la ferme d'Olivier obtient plus ou moins les mêmes rendements que la sienne, évite de dépenser quelque dizaines de milliers d'euros annuels en phytosanitaires et peux vendre ses produits sur le marché deux fois plus chers.

Côté revenus, les deux agriculteurs notent ainsi que - bien que les comparaisons entre deux exploitations si différentes soient difficiles -, ils parviennent à se payer plus ou moins le même salaire.

"Passer au bio c'est une révolution totale : cela demande de remettre tout à plat, notamment en termes de matériel. C'est le projet d'une vie, voire de plusieurs générations", conclut néanmoins Vincent.

Des questions ouvertes

En deux heures, l'émission est toutefois loin de pouvoir aborder toutes les questions soulevées par l'utilisation du glyphosate en France et au-delà: par exemple, l'effet que pourrait avoir une interdiction du glyphosate sur l'utilisation d'autres produits phytosanitaires, le rôle des produits importés dans les taux de molécule relevés dans les urines... Quelques-unes seront probablement abordées lors de l'entretien entre Elise Lucet et Francois de Rugy, le ministre de la Transition écologique et solidaire, qui sera présent sur le plateau.

Il aura notamment l'occasion d'expliquer comment le gouvernement avance pour réaliser la promesse de campagne d'Emmanuel Macron d'une interdiction dans les trois ans à venir. Après le refus de la consacrer dans la loi Egalim, et à la veille du "Grand débat national" - qui évoque le sujet de la préservation de la biodiversité -, la réponse est très attendue.