LA TRIBUNE - Vous venez de publier une étude où, dans un contexte de crise et de transformation de l'industrie automobile, vous remettez au centre des enjeux le rôle de la puissance publique...
GUILLAUME CRUNELLE - Il y a deux phénomènes qui se téléscopent: le premier, c'est un choc économique et industriel majeur induit par la crise du coronavirus; le second, c'est une transformation comportementale et technologique profonde de l'industrie automobile. C'est dans ce contexte que nous avons réfléchi aux pratiques de gouvernance qui vont être amenées à évoluer. Nous avons ainsi émis l'idée que le rapport à la mobilité était devenu majeur au point d'être élevé au rang de droit pour les citoyens. Le phénomène des Gilets Jaunes nous l'a rappelé. Il y a donc véritablement un aspect stratégique, au même titre que pour la Défense, à construire une vision d'avenir avec les pouvoirs publics sur ce que sera la mobilité de demain.
JEAN-MICHEL PINTO - Dans toutes les industries, il y a différentes phases. Dans les phases d'évolution, les États ne sont pas de bons conseillers, ils ne sont pas assez sensibles et réactifs aux microévolutions de la chaîne de valeur. Tandis que, dans les périodes de transformation, l'État peut avoir un rôle de catalyseur qui définit et structure une stratégie. Mais le rôle de l'État ne doit pas être celui qu'on imagine en France. Ici, on pense plutôt à un deus ex machina qui aide la filière à se structurer.
Selon vous, la crise du coronavirus met un point d'arrêt à cette évolution historique de globalisation et de retrait de l'État ?
GUILLAUME CRUNELLE - Il y a une séquence historique qui se clôt. Imaginer un léger retour de balancier de la localisation de la chaîne de valeur pour répondre à une problématique de résilience industrielle, n'est pas choquant. Mais il faut une vision qui doit être portée par le pouvoir public. Toute la difficulté réside dans le fait qu'on ne s'improvise pas industriel. Il faut donc trouver un bon équilibre, avec un degré de liberté suffisant pour les industriels.
JEAN-MICHEL PINTO - Il ne s'agit pas d'élever de nouvelles barrières aux frontières, mais d'établir des conditions en Europe qui favorisent l'innovation et la recherche, à la fois dans les technologies et dans les processus de production, qui sont les vrais leviers de compétitivité de demain.
GUILLAUME CRUNELLE - L'"Airbus des batteries" est un bon exemple, non pas parce qu'on localise la production sur le territoire européen, mais parce qu'il s'inscrit dans une démarche de valeur ajoutée technologique. La compétitivité ne se proclame pas, elle exige qu'on s'en donne les moyens.
Est-il possible d'établir une doctrine dans une Europe à 27 où les deux principaux pays ont des cultures industrielles très différentes ?
JEAN-MICHEL PINTO - Il est vrai qu'historiquement, la France a une tradition interventionniste, tandis que l'Allemagne est plus discrète, agissant à travers des banques régionales et un accès facilité au financement. Mais, de plus en plus, les deux pays convergent vers une vision commune de l'évolution de l'industrie automobile, notamment dans l'électrification, et les aides qu'ils apportent au secteur prennent en compte cette vision partagée.
Cela remet toutefois en cause la question de la neutralité technologique, pourtant réclamée par les constructeurs. Que la puissance publique impose une technologie, est-ce réellement efficient à long terme ?
GUILLAUME CRUNELLE - La neutralité technologique est une posture industrielle qui s'estompe par les effets de marché. C'est souvent un standard qui finit par s'imposer pour éviter que plusieurs technologies cohabitent. La réalité sous-jacente, c'est que le développement des technologies coûte très cher et s'inscrit dans le temps long, ce qui implique des arbitrages stratégiques d'ensemble.
Quel est le rôle de la Commission européenne, car, jusqu'ici, à chaque fois qu'on a établi une doctrine commune, ça a été l'usine à gaz, y compris pour l'"Airbus des batteries"...
JEAN-MICHEL PINTO - Il y a aujourd'hui un commissaire européen et deux ministres de l'Économie français et allemand qui ont récemment pris des positions qui semblent aller dans le même sens. On voit également qu'il y a des alliances industrielles qui rapprochent des pays comme la France et l'Italie. Mais oui, nous sommes encore au milieu du gué parce qu'il va falloir désormais mettre en oeuvre cette nouvelle doctrine commune.
Vous évoquez un contexte de crise et de transformation sectorielle: n'y a-t-il pas également un contexte de rivalité avec d'autres puissances régionales comme les États-Unis et la Chine ?
GUILLAUME CRUNELLE - L'enjeu n'est effectivement pas de rester dans une configuration d'entre-soi, mais bien de se projeter dans une perspective plus large où les pays asiatiques et les États-Unis ne nous attendent pas et ont l'avantage d'avoir les moyens d'une meilleure collaboration sur leurs propres marchés.
JEAN-MICHEL PINTO - Il est impératif d'intégrer dans cette stratégie industrielle une dimension plus transversale avec des secteurs tiers comme les énergéticiens et les équipementiers électriques, par exemple. C'est la combinaison de compétences qui va permettre d'accélérer et de créer de la valeur et des avantages compétitifs.
GUILLAUME CRUNELLE - Absolument, et, de ce point de vue-là, l'Europe a tout ce qu'il faut.
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