"La dette d'EDF va avoisiner les 60 milliards d'euros à la fin de l'année 2022 et ainsi franchir le seuil des 50 milliards d'euros fatidique pour les agences de notation. Si les choses ne changent pas, EDF ne pourra pas passer le cap de fin d'année car elle est dans une impasse mortifère", a alerté, ce mercredi 15 juin, Philippe Page Le Merour, secrétaire CGT du Comité social d'entreprise (CSE) central d'EDF. La dette pourrait même aller au-delà "si d'autres mesures gouvernementales venaient à suivre les recommandations de la CRE [le régulateur, ndlr]", qui souhaite qu'EDF vende davantage d'électricité à prix bradés, a-t-il prévenu.
L'instance représentative du personnel a donné une conférence de presse suite à la procédure du droit d'alerte économique, lancée en janvier dernier après que le gouvernement ait contraint EDF à céder 20 TWh d'électricité supplémentaires à prix cassés à ses concurrents, dans le cadre du mécanisme de l'Arenh. L'objectif étant de juguler la flambée des prix de l'électricité en partant du principe que les fournisseurs alternatifs répercuteront cet approvisionnement à moindre coût dans les prix proposés aux consommateurs finaux.
Alerte économique
Le droit d'alerte économique est une prérogative donnée au CSE lorsque celui-ci a connaissance de faits de nature à affecter de manière préoccupante la situation économique de l'entreprise. Il peut alors demander à la direction de lui fournir des explications. Dans le cas d'EDF, le CSE central s'est inquiété de l'augmentation du plafond de l'Arenh, qui amputera le groupe de 10 milliards d'euros en 2022. La direction de l'électricien a fourni des éléments de réponse en février dernier. Ils ont été jugés non satisfaisants par l'instance représentative du personnel, qui a alors décidé de confirmer le droit d'alerte économique et de mandater le cabinet d'expertise comptable Secafi.
La poursuite de cette procédure a obligé EDF à rendre accessibles un certain nombre de documents internes (comme les comptes de résultat et les perspectives budgétaires) et à répondre aux sollicitations d'entretiens du cabinet Secafi. Ce travail d'expertise a donné lieu à une délibération qui doit être remise au Conseil d'administration. En l'occurrence, celui d'EDF se réunira le 29 juin prochain. "L'organe de surveillance doit apporter une réponse écrite et motivée aux alertes et aux préconisations présentées dans la délibération dans un délai d'un mois", précise Philippe Page Le Merour.
Dans les faits, les préconisations du CSE central d'EDF ont déjà été présentées hier à la direction d'EDF, à l'occasion d'une session extraordinaire, durant laquelle les quatre organisations syndicales du groupe ont voté à l'unanimité la résolution.
Suspendre immédiatement l'Arenh
Concrètement, l'instance représentative du personnel plaide pour deux actions immédiates : la suspension de l'Arenh et une nouvelle méthode de calcul du tarif réglementé de vente de l'électricité (TRVE).
"Le code de l'énergie prévoit la suspension de l'Arenh, en cas de circonstances exceptionnelles", rapporte le syndicaliste, qui évoque le choc énergétique européen, amplifié par la guerre en Ukraine, et l'indisponibilité historique du parc nucléaire tricolore, avec près de la moitié des réacteurs à l'arrêt, en raison d'un problème de corrosion sous contrainte et du décalage de programmes de maintenance lié à la crise sanitaire.
Maîtriser l'inflation
Selon le CSE central d'EDF, la suppression de l'Arenh contribuerait mécaniquement à faire baisser les prix de l'électricité et donc "a participé largement à la maîtrise de l'inflation dans le pays", souligne Philippe Page le Merour.
Le raisonnement est le suivant : la suppression de l'Arenh entraîne d'office la suppression de l'écrêtement, qui correspond au volume d'Arenh non attribué aux fournisseurs alternatifs, lorsque la totalité de leur demande dépasse le seuil réglementaire. En conséquence, ces derniers doivent se fournir sur les marchés, où les prix sont bien plus élevés (environ 250 euros le MWh actuellement, contre 42 euros le MWh avec l'Arenh). Ces coûts supplémentaires se répercutent alors sur la facture de leurs clients où les prix ne sont pas encadrés, mais aussi sur le TRVE, en raison du principe dit de "contestabilité".
Selon ce principe, le TRVE doit être calculé de telle façon que les rivaux de l'énergéticien historique puissent faire des offres de prix inférieurs. C'est donc (en partie) pour permettre la concurrence que l'on augmente le tarif régulé de vente.
Se déconnecter du marché européen
La seconde proposition du CSE central d'EDF consiste à "sortir du dogme de la concurrence" et à déconnecter la France des autres bourses européennes de l'électricité où la formation des prix dépend du coût marginal de fonctionnement de la dernière centrale électrique appelée pour répondre à la demande. Or, dans certains pays, comme l'Allemagne, la dernière centrale appelée fonctionne bien souvent au gaz, dont les prix se sont envolés depuis l'invasion russe de l'Ukraine.
L'instance représentative du personnel suggère, elle, que la formation du prix de l'électricité reflète le coût du mix de production français.
"L'idée est de construire le tarif réglementé de vente en fonction de notre production de base, c'est-à-dire le nucléaire et l'hydraulique, avec un tarif de 60 euros le mégawattheure. Ce chiffre reprend les travaux de la Cour des comptes au dernier semestre 2021", indique Philippe Page le Mérour.
Dans ce cadre, la production de base pourrait, selon le CSE central d'EDF, constituer 80% du tarif de vente réglementé. De quoi réduire la part du "complément de marché" de 33 à 20% dans le calcul du TRVE. Cette baisse permettrait alors de contenir l'impact des prix du marché, assure l'instance sociale.
"La direction d'EDF n'a pas remis en cause la méthode de nos travaux et il n'y a eu aucune contestation de leur part sur notre schéma, ce qui n'est pas dans leurs habitudes", a fait valoir le syndicaliste.
Une renationalisation complète et pérenne
L'instance représentative du personnel plaide par ailleurs pour une renationalisation complète et pérenne d'EDF, et fustige le projet du gouvernement, qui, selon elle, consisterait à renationaliser temporairement l'entreprise avant de revendre certaines activités.
"Une rationalisation mécanique ne règle en rien la situation financière d'EDF, estime Philippe Page le Merour. Une nationalisation n'a de sens que si elle conserve une entreprise publique intégrée et si elle peut permettre de remettre l'entreprise sur les rails en sortant de la concurrence", poursuit-il.
Alors que ces derniers mois le ton est monté entre le PDG d'EDF et l'Etat actionnaire qui détient 84 % du capital de l'entreprise, Philippe Page le Merour n'a, au contraire, "pas le sentiment d'avoir une direction d'entreprise qui est à l'offensive pour sauver les meubles". "L'esprit que nous avons ressenti est un esprit de drapeau blanc, de fin de règne", a-t-il ajouté, alors que beaucoup s'interrogent sur un départ anticipé de Jean-Bernard Lévy, dont le mandat doit normalement s'achever en mai 2023.
Par le passé, le CSE central d'EDF s'était déjà emparé du droit d'alerte économique lorsque l'électricien s'était engagé dans le financement de la construction de l'EPR d'Hinkley Point, en Angleterre. Décision qui avait également conduit le directeur financier de l'époque, Thomas Piquemal, à démissionner.
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