
C'est à n'y rien comprendre : ces quinze derniers mois, le gouvernement français appelait à revoir « de fond en comble » le marché européen de l'électricité, dont les « règles obsolètes » gonfleraient artificiellement les prix du mégawattheure (MWh) dans l'Hexagone. Aujourd'hui pourtant, ce même gouvernement « salue » la proposition de réforme de la Commission européenne, présentée ce mardi...laquelle ne revient pas sur les fondamentaux de ce système. Au ministère de l'Economie et des Finances, on considère même que le texte de l'institution bruxelloise « répond profondément aux objectifs » fixés par la France, de protection des consommateurs et de meilleure visibilité pour les producteurs.
Alors, où le revirement a-t-il eu lieu ? Pas du côté de Bercy, assure-t-on dans ses rangs : malgré ses déclarations assassines, Bruno Le Maire n'aurait « jamais » plaidé pour une révision du marché de court terme, affirme son entourage. Concrètement, celui-ci obéit au principe du coût marginal : pour répondre à la demande qui varie à tout instant, les centrales sont appelées dans l'ordre croissant de leurs coûts de fonctionnement. Et dans ce système d'enchères perpétuelles, le prix final du MWh s'aligne sur celui de la dernière centrale appelée sur le Vieux continent, soit la plus chère (souvent une centrale à gaz, y compris dans les pays qui ne dépendent pas de ce combustible fossile pour produire leur courant). Autrement dit, même si le ministre français de l'Economie répète depuis plus d'un an qu'il faut « découpler d'urgence les prix du gaz et de l'électricité », et que ce système aboutit précisément à ce phénomène, l'exécutif n'aurait à aucun moment eu l'intention de le revoir, expliquent ses proches conseillers.
« Il est logique que les prix à court terme reflètent ceux de la centrale la plus chère à l'instant T. C'est nécessaire pour refléter l'état de l'offre et de la demande, et des interconnexions », abonde-t-on au ministère de la Transition énergétique.
Redistribuer les profits des producteurs via des contrats à long terme
En réalité, plutôt que de réformer ce marché, le gouvernement espérait le contourner. Et ce, à travers la multiplication des contrats à long terme, qui permettent de fixer à l'avance un prix de vente de l'électricité entre producteurs et consommateurs, afin qu'ils ne soient pas soumis à la volatilité des enchères quotidiennes. Et sur ce point, force est de constater que les lignes bougent : alors que la Commission européenne, qui veille à la libre concurrence dans l'UE, semblait jusqu'alors plutôt réticente à la généralisation de ce type de transactions, le texte publié mardi ouvre la voie à l'essor d'un véritable marché de long terme.
« Afin d'améliorer la stabilité et la prévisibilité du coût de l'énergie, contribuant ainsi à la compétitivité de l'économie de l'UE face à des prix excessivement volatils, la proposition vise à améliorer l'accès au marché à des contrats et des marchés à plus long terme, plus stables », peut-on lire dans l'épais document.
Et pour cause, cela devrait permettre d'éviter un écueil majeur des enchères de court terme : puisque les prix du MWh s'alignent sans arrêt sur les coûts marginaux de la centrale la plus coûteuse appelée à l'instant T, les autres producteurs présents sur le marché vendent forcément leur électricité plus cher qu'ils ne l'ont produite. Et notamment les opérateurs d'énergies renouvelable et nucléaire, qui bénéficient de coûts marginaux très faibles (en d'autres termes, pour générer une unité de plus, ils ne doivent pas engager de lourds frais supplémentaires). Le profit qu'ils dégagent via ce système, appelé « rente infra-marginale », était jusqu'ici accepté, étant donné qu'il leur permettait de couvrir leurs coûts fixes et de réinvestir dans de nouveaux moyens de production. Mais avec la flambée des cours du gaz, celui-ci a explosé à des niveaux jamais vus... en même temps que les factures des consommateurs.
Des contrats « bidirectionnels »
« Pour enrayer cela et ainsi stabiliser les prix, le soutien à l'investissement devrait être structuré comme un « bidirectionnel », qui fixe un prix minimum mais aussi un prix maximum, de sorte que tout revenu supérieur au plafond soit remboursé », affirme ainsi la Commission européenne. En d'autres termes, l'institution encourage les « contrats pour différence » (CfD), ces deals négociés sur le long terme qui existent déjà en France. Concrètement, ce système prévoit une compensation financière aux opérateurs d'énergies renouvelables lorsque les prix sur le marché sont inférieurs au prix cible fixé lors des appels d'offres, afin d'encourager leur développement...mais aussi, en retour, un versement de l'excédent à la puissance publique quand ces prix lui sont supérieurs.
« Imaginons que le coût de production d'un parc éolien soit de 100 euros par MWh. Si le prix du marché se situe à 70 euros le MWh, l'Etat subventionnera donc le parc à hauteur de 30 euros, afin qu'il puisse s'y retrouver financièrement. Mais en contrepartie, si le marché s'envole à 500 euros le MWh, comme c'est le cas actuellement, c'est l'opérateur de ce champ d'éoliennes qui devra restituer la différence à l'Etat, soit 400 euros ! », illustre l'économiste Jacques Percebois, spécialiste du marché de l'électricité.
Selon l'Hexagone, c'est donc en généralisant ces CfD que l'on aboutirait au fameux « découplage entre les prix du gaz et de l'électricité » tant espéré, étant donné que les opérateurs devraient restituer ex post les profits qu'ils généreraient sur le marché grâce à des flambées du cours du gaz. Et ce, afin de les distribuer directement aux consommateurs, de facto protégés de la volatilité des cours.
Un retour au système de l'Acheteur unique ?
Reste à voir si la Commission européenne accepterait que dans certains pays, les CfD deviennent la règle, et les enchères au coût marginal, l'exception. Car dans l'esprit du gouvernement français, ces contrats de long terme pourraient englober l'immense majorité de la production d'électricité en France, des infrastructures éoliennes et photovoltaïques aux barrages, en passant par le parc nucléaire existant - même si rien n'est encore fixé. Ce qui risquerait d'assécher le marché, par là-même relégué à un système d'appoint.
« La proposition de la Commission laisse plein d'options ouvertes. C'est un texte du minimum commun, qui ne dit pas qu'il sera possible de généraliser les CfD à tout un parc ! », note Anna Creti, professeure d'économie à l'Université Paris Dauphine.
Surtout, imposer à la grande majorité des opérateurs de signer des CfD « reviendrait à mettre en place un modèle proche de celui de l'Acheteur unique, mais qui ne dit pas son nom », estime Jacques Percebois. Dans ce système de planification, qui avait la préférence de la France lors de la libéralisation du marché de l'électricité dans les années 1990, le gestionnaire procède par appels d'offres et négocie des contrats de long terme avec les différents producteurs. « Les prix s'alignent alors sur le coût marginal à long terme, et non sur le coût variable de court terme. Ce qui permet de lisser les coûts dans les tarifs payés par les consommateurs », explique l'économiste.
« C'était, en effet, l'une des principales questions soulevées lors des débats de la Commission. Si l'on met toutes les centrales existantes sous CfD, on arrive à une régulation du prix. [...] Ce serait un système d'acheteur unique, où il n'y aurait plus de concurrence ni de signaux d'investissements possibles », abonde une source à Bruxelles.
Au-delà du texte global, qui laisse de nombreux points en suspens, la mise en musique dépendra donc des négociations bilatérales entre l'exécutif bruxellois et chaque Etat membre. Une chose est sûre : alors que l'Hexagone n'a jamais vraiment adhéré à la libéralisation des marchés de détail, le gouvernement français semble déterminé à imposer, cette fois, ses propres conditions.
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