
« Qu'est ce que vous comprenez au marché européen de l'électricité ? », demande Hervé Machenaud, ancien cadre dirigeant d'EDF à un journaliste, qui bégaie alors quelques notions clefs « marché spot », « marché à terme » et « coût marginal », avant de reconnaître ne pas bien maîtriser le sujet et avoir sans cesse besoin de nouvelles explications. « Je vous rassure, moi non plus, c'est incompréhensible ! », lâche-t-il. Cette réplique peut surprendre de la part d'une personne qui a travaillé 15 ans chez EDF, dont six en étant membre du comité exécutif du groupe.
Elle est pourtant très révélatrice de l'extrême complexité de ce marché qui doit faire l'objet d'une profonde réforme dans les mois à venir. Une proposition de la Commission européenne est, en effet, attendue de pied ferme d'ici à la fin du mois de mars alors que la volatilité des prix (qui ont passé la barre des 1.000 euros le mégawattheure en août 2022) pénalise fortement entreprises et particuliers du Vieux continent.
L'électricité ne se stocke pas
La complexité de ce marché tient à un inconvénient majeur de l'électricité : contrairement au gaz, au pétrole, ou encore au charbon, et à l'eau, l'électricité ne se stocke pas. Il faut donc assurer en permanence l'équilibre entre l'offre et la demande. Pour assurer ce numéro d'équilibriste de haut vol, le marché repose sur un mécanisme de préséance économique ou de « Merit Order » en anglais. Les centrales sont appelées à produire dans l'ordre croissant de leur coût marginal (c'est-à-dire le coût de production d'une unité supplémentaire). Celle dont le coût marginal est le plus faible produit en premier et ainsi de suite.
Le prix auquel se vend l'électricité sur le marché de gros correspond, lui, au coût marginal de la dernière centrale appelée pour répondre à la demande d'électricité. Ce mécanisme permet ainsi de rémunérer correctement le producteur dont la centrale permet d'assurer l'équilibre. Si le prix de marché se situait en dessous de son coût marginal, il n'aurait économiquement pas intérêt à produire et l'équilibre entre l'offre et la demande ne pourrait être réalisé.
Or, la dernière centrale appelée fonctionne bien souvent au gaz, dont le coût marginal (qui correspond principalement au coût du combustible) est monté en flèche dès la reprise économique post covid à l'automne 2021. Flambée qui s'est ensuite exacerbée avec l'invasion russe de l'Ukraine et la raréfaction du gaz russe.
La limite des contrats de long terme
La réforme du marché de l'électricité que doit mener Bruxelles dans les prochaines semaines vise donc à mettre fin à la très grande volatilité des prix pour permettre aux investisseurs de financer les nouveaux moyens de production décarbonés nécessaires à la transition énergétique et faire profiter les consommateurs du coût de production bas et stable des énergies renouvelables et du nucléaire sur leur facture.
Dans cette optique, la France pousse au développement de contrats de long terme noués de manière facultative entre producteurs d'électricité décarbonés et grands consommateurs, basés sur les coûts de production, en parallèle des quantités d'électricité échangées sur les marchés de gros. Il s'agirait d'une approche hybride où coexisteraient droit du marché et droit des contrats. « Il faut laisser un marché de gros et développer des mécanismes appropriés pour favoriser le développement de nouvelles capacités de production. Je pense notamment aux PPA (des contrats d'approvisionnements en électricité sur le long terme noués directement auprès de développeurs de parcs éoliens et solaires, ndlr). Si vous êtes un investisseur, un investissement uniquement basé sur le prix de marché qui est très volatile c'est compliqué de l'envisager », a exposé Catherine MacGregor, la directrice générale d'Engie, lors de ses vœux à la presse le 11 janvier dernier. « Ma principale inquiétude c'est qu'on casse le marché européen », a-t-elle encore confié.
Cette vision défendue par le gouvernement et la plupart des énergéticiens privés, permettrait certes de diminuer l'exposition des consommateurs à la volatilité des prix du marché par rapport à la situation actuelle, mais cette exposition persisterait malgré tout, estime Anne Debregeas, économiste de l'énergie chez EDF et porte-parole du syndicat Sud-Energie.
Selon cette ingénieure de recherche, cette proposition se heurte surtout à une impasse économique : « elle ne permet pas de résoudre la difficulté intrinsèque à l'existence de producteurs privés multiples, qui consiste à leur garantir une rémunération correspondant à leur coût de production, sans marge excessive, tout en les incitant à produire les bonnes quantités d'électricité à chaque instant pour optimiser le fonctionnement du parc de production », explique-t-elle. Autrement dit, il est impossible de confondre en un seul prix le bon signal d'optimisation et le juste niveau de rémunération des producteurs.
De leurs côtés, les partisans de ce marché rappellent tous les bénéfices qu'il doit permettre d'apporter : faciliter l'intégration sur le réseau des énergies renouvelables, dont le coût marginal est nul, en les appelant en priorité, doper les investissements dans des nouveaux moyens de production décarbonés, ou encore améliorer la sécurité d'approvisionnement.
Un système public hors concurrence en France...
« En refusant de renoncer à la concurrence, on essaye de faire entrer un rond dans un carré, » déplore Anne Debregeas, et de pointer du doigt toutes les « bidouilles » et « rustines » mises en place par Bruxelles au cours des 15 derniers mois pour tenter d'atténuer les symptômes d'un marché dysfonctionnel.
La spécialiste plaide donc pour le retour à un système public hors concurrence en France, interconnecté au réseau européen. « La mise en place d'un monopole public permettrait de faire baisser et de stabiliser les prix de l'électricité en France, sans modifier le fonctionnement des échanges européens », affirme-t-elle. Très concrètement, cela reviendrait à confier la production d'électricité à un acteur unique, EDF, et à corréler le prix de l'électricité au coût moyen de production du mix électrique français, l'un des plus décarbonés dans le monde. D'après ses calculs, si le parc nucléaire se remettait à fonctionner normalement, le coût moyen de production de l'électricité en France devrait s'établir autour de 60 euros le mégawattheure. « Et même en 2022, malgré les déboires exceptionnels du parc français, les coûts de production n'ont pas dépassé 100 euros le MWh quand les prix s'envolaient à 500 euros le MWh, avec des pics au-delà de 1.000 euros », pointe-t-elle.
« Un acteur unique est l'approche optimale pour ajuster la production aux besoins de consommation », argue également Hervé Machenaud. « Il a fallu 50 ans pour mettre en place un système extraordinairement performant confié à une entreprise chargée de prévoir la consommation à court, moyen et long terme. La qualité de l'électricité n'a fait qu'augmenter et son prix baisser. Tout a été cassé au nom de la concurrence », regrette-t-il. « Le monopole public d'EDF était très performant », reconnaît Jacques Percebois, économiste et directeur du Centre de Recherche en Economie et Droit de l'Energie (CREDEN).
... mais toujours interconnecté au réseau européen
Quid des échanges d'électrons avec nos voisins européens ? « Ils ne seraient pas modifiés. Et lorsque j'entends Bruno Le Maire, ou Agnès Pannier-Runacher répéter qu'on ne peut pas sortir des marchés car on ne bénéficierait plus des échanges avec nos voisins européens, c'est clairement un mensonge, s'offusque Anne Debregeas. Pour arrêter les échanges, il faudrait couper les lignes ».
De fait, les échanges d'électricité avec nos voisins européens existaient bien avant le couplage des différentes bourses européennes de l'électricité initié en 2006. « Le marché est une organisation financière, une sorte de surcouche, qui s'est ajoutée à un système physique d'interconnexions déjà existant », souligne Anne Debregeas. « Le Royaume-Uni est sorti de l'Union européenne, mais les échanges se poursuivent », constate, pour sa part, Jacques Percebois. « EDF et les autres producteurs d'électricité européens ont toujours acheté et vendu des électrons dans les autres pays », abonde Hervé Machenaud. Chez RTE, le gestionnaire du réseau de transport d'électricité, on confirme que la France a importé de l'électricité pour la première fois au début des années 20. L'export remonte, quant à lui, au début des années 50. C'est en 1954 que la France affiche pour la première fois un solde exportateur net.
Par ailleurs, la mise en place du marché ne semble pas avoir eu un impact sur les volumes échangés, reconnaît RTE. La France exportait il y a vingt ans à peu près autant d'électricité qu'aujourd'hui, avance Anne Debregeas. La spécialiste reconnaît, en revanche, que la création du marché européen a permis de rendre plus efficaces ces échanges, qui étaient auparavant gérés par des contrats de gré à gré, mais elle juge ces gains « minimes ». L'Agence de coopération des régulateurs de l'énergie (Acer) estime, elle, que les échanges transfrontaliers d'électricité au sein de l'UE ont permis d'économiser « approximativement 34 milliards d'euros » en 2021.Très concrètement, avant l'organisation de ces échanges par les marchés, il pouvait, par exemple, arriver que la France mette en route une centrale de production sur son territoire dont le coût marginal était supérieur à celui d'une centrale située en Belgique.
« Mais cette amélioration est due au changement d'échelle de l'optimisation du parc de production - elle se fait maintenant à l'échelle européenne - et non pas au principe-même de marché. D'ailleurs, un opérateur public à l'échelle européenne qui disposerait d'une information parfaite sur les contraintes de fonctionnement de toutes les centrales de production, comme l'était EDF à l'échelle française, serait encore plus performant », avance Anne Debregeas.
Surtout, l'économiste syndicaliste assure que sa proposition ne changerait rien aux échanges. « L'opérateur des marchés européens Epex continuera à coordonner les programmes d'appels des différents producteurs européen. Simplement, au lieu de voir plusieurs acteurs français (EDF, TotalEnergies, Engie, etc), il ne verrait plus qu'un acteur public. La France, elle, continuerait de payer et de faire payer les imports et exports au prix de marché, faute de mieux », explique l'économiste.
Le retour à un monopole public apparaît donc comme une solution efficace d'un point de vue industriel, économique mais aussi de la sécurité d'approvisionnement, étant donné que les échanges transfrontaliers seraient toujours réalisables. A condition, toutefois, qu'il soit correctement géré. Si cela a été le cas pour EDF avant les années 2000, cela n'était pas forcément vrai ailleurs, notamment en Angleterre où le monopole était détenu par l'Office central de production d'électricité (The Central Electricity Generating Board - CEGB). « Avec un marché, les risques de manipulation sont bien plus grands car plus difficilement contrôlables », rétorque Anne Debregeas, en évoquant l'exemple de la Californie et le scandale Eron au début des années 2000.
Le retour au monopole : « politiquement difficile » et « juridiquement compliqué »
Reste que cette voie du monopole impliquerait, de fait, de racheter les activités de production en France des petits et grands acteurs privés. Que deviendraient-ils ? « Cela n'est pas un enjeu énorme et peut se faire progressivement, étant donné qu'EDF assure aujourd'hui un peu plus de 80% de la production d'électricité nationale », tempère Anne Debregeas. « Le vrai enjeu concerne les futures centrales, puisque le parc va être très largement renouvelé dans les prochaines années», estime-t-elle.
La mise en place d'une grille tarifaire unique découlant du monopole de production conduirait aussi nécessairement à la disparition de la quarantaine de fournisseurs alternatifs. Les consommateurs en seraient-ils lésés ? « L'ouverture du marché de l'électricité est un échec qui s'avère nuisible pour le bien-être des consommateurs » , tranchait, en mars 2021, l'une des principales associations de consommateurs en France, la CLCV (Consommation logement et cadre de vie), qui demandait la fin de la libéralisation du marché et de la concurrence entre fournisseurs.
Son président, François Carlier, déplorait que la concurrence n'existe que sur « un tout petit bout de la chaîne », sans que cela ne permette de baisser sérieusement la facture des ménages, comme cela a pu être le cas dans d'autres secteurs, comme les télécoms, le transport aérien, ou encore l'assurance emprunteur.
Ces questions montrent que la piste du retour au monopole reste épineuse, notamment pour des raisons politiques et juridiques. « Revenir au monopole public intégré d'EDF des années 50 et 60 c'est politiquement difficile et juridiquement très compliqué, » juge Jacques Percebois.« Cette option nécessiterait de dénoncer beaucoup de traités européens », souligne-t-il. Point que reconnaît également Anne Debregeas. Surtout, ce choix reviendrait, pour la France, à faire cavalier seul et à remettre en question l'unité européenne.
L'acheteur unique, une solution intermédiaire
Pour contourner une solution aussi radicale, Jacques Percebois propose une voie intermédiaire reposant sur le concept de l'acheteur unique. Dans cette hypothèse, il n'y a pas de monopole, mais un acheteur et coordinateur unique qui passe des contrats avec plusieurs producteurs. « Ce coordinateur, qui pourrait être RTE, mettrait aux enchères les besoins d'électricité, autrement dit il organiserait des appels d'offres et choisirait les producteurs les plus performants. La concurrence s'effectuerait entre producteurs français. On parlerait alors de concurrence pour le marché et non de concurrence par le marché, » développe le professeur, qui propose de maintenir en parallèle un «petit marché spot », présenté comme « un marché d'ajustement » en cas de manque d'électricité. « Cette piste est selon moi la meilleure et la plus réaliste car elle permet de concilier régulation et marché. Il y une incitation à l'efficience par le marché », explique-t-il.
Plus largement, Jacques Percebois estime que la logique du coût marginal est condamnée. « Elle est amenée à disparaître avec la transition énergétique car les centrales nucléaires et les énergies renouvelables ont un coût marginal soit faible, soit nul. Il serait alors impossible de rémunérer correctement les producteurs, prévient-il. La logique de demain, avec un mix électrique décarboné, c'est que le prix soit calé sur le coût moyen de production et non sur le coût marginal. Les consommateurs bénéficieraient d'un prix beaucoup moins volatile, mais aussi représentatif du mix électrique national ».
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