L’énergie pour tous : la grande utopie ?

Avec le spectre de la crise énergétique, voilà que resurgit une question que l’on pensait réglée depuis longtemps : celle de l’accès universel, juste et équitable, aux ressources énergétiques. (Cet article est issu de T La Revue n°13 - "Energies, la France qui innove" actuellement en kiosque).
(Crédits : Istock)

Dix-neuf degrés Celsius pour tous ! Ce fut, tout au long de cet hiver, la recommandation des pouvoirs publics pour les foyers français. Une mesure pour faire face à la flambée sans précédent des prix de l'énergie. Depuis plusieurs mois maintenant, les conséquences de la crise sanitaire et celles de la guerre en Ukraine ont fait resurgir l'angoisse du manque énergétique. Pour l'accompagner, ce sont quelques réflexes du passé qui réapparaissent. Les moins de vingt ans ne s'en souviendront pas, mais dans les années 1970, à la suite du choc pétrolier et de la flambée des cours de l'or noir, le gouvernement avait déjà pris une série de mesures pour imposer le principe de sobriété. La première d'entre elles, la plus spectaculaire aussi, germa dans l'esprit de Valéry Giscard d'Estaing en décembre 1973. Alors ministre des Finances, ce dernier lança l'idée d'un changement d'heure pour limiter ainsi la consommation d'énergie à travers l'Hexagone. Dès son annonce, la mesure suscita son lot de défiance et de moqueries. Changer d'heure : et comment ferait-on si tout le pays s'emmêlait les pinceaux, si les trains, les bus, les métros ne partaient plus à l'heure ? Autant de doutes balayés d'un revers de main dès l'accession de VGE à l'Élysée, qui imposera le changement d'heure sans sourciller. Tout au long de la décennie, pour montrer l'exemple et la (sobre) marche à suivre, on interrompra les programmes télévisés à 23 h, on interdira (déjà !) les publicités lumineuses et on limitera même la vitesse à 120 km/h sur les autoroutes... Comme le disait un spot de publicité de l'époque : « En France, on n'a pas de pétrole mais on a des idées ! »

Le spectre du retour des Gilets Jaunes

Retour en 2022. Depuis plusieurs mois déjà, les prix de l'essence flambent et les stocks de gaz s'épuisent. C'est la faute de la Russie qui, pour signifier son mécontentement vis-à-vis d'une Europe bien décidée à soutenir l'Ukraine, a coupé le « robinet » des gazoducs. Le résultat est net : l'énergie, toutes les énergies, se paient cher et plombent le budget des entreprises comme des foyers. Ajoutez à cela un parc nucléaire national mal en point et plusieurs réacteurs en maintenance et vous obtenez une conjonction de facteurs qui, en s'additionnant, font de l'hiver une période complexe. Or, on le sait d'expérience : politiquement, il y a un risque immense à laisser cette situation étrangler un nombre croissant de Français. Car la crise des Gilets Jaunes est passée par là. Celle-ci, rappelons-le, s'articulait autour de la protestation contre l'augmentation du prix des carburants automobiles issue de la hausse de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE). Les longs samedis de mobilisation qui suivirent, paralysant le cœur des villes et les ronds-points des périphéries en menaçant directement le pouvoir, ont appris à nos dirigeants à marcher sur des œufs quand il s'agit d'énergie. Derrière cette question, il y a en effet la vraie vie des Français : la possibilité de se chauffer une fois l'hiver venu, les déplacements en voiture pour se rendre sur son lieu de travail ou amener les enfants à l'école, les bus, les trains, les camions, tout ce qui se déplace pour acheminer le vital et le superflu, tout ce qui fait l'activité économique et la vie en société dans un moment où grandit l'insécurité morale et l'incertitude. « À chaque crise, on convoque désormais le mythe des Gilets Jaunes et le fait que nous pourrions tous, à nouveau, redescendre dans la rue pour exprimer un mécontentement. C'est assez symptomatique que l'on se pose la question du retour de cette forme de contestation au moment de la hausse des prix de l'énergie. Car le climat n'est pas du tout le même qu'il y a trois ans. En 2019, la colère dominait. Puis le Covid est passé par là et la peur a fait son entrée sur la scène politique et sociale. D'une certaine manière, la peur a remplacé la colère. Aujourd'hui, la situation a encore évolué. Nous sommes dans quelque chose de beaucoup plus hybride, de beaucoup plus complexe ; il y a encore de la colère et du mécontentement, de l'inquiétude également et celle-ci est forte. Un chiffre le montre d'ailleurs : deux Français sur trois pensent que la situation actuelle, alliant inflation, crise de l'énergie et guerre en Ukraine, pourrait déboucher sur une Troisième Guerre mondiale... » nous explique Mathieu Souquière, expert à la fondation Jean-Jaurès et coauteur avec Damien Fleurot de 2022, la flambée populiste (Plon).

Justice sociale ou justice climatique ?

L'énergie pour tous - et son corollaire, la lutte contre l'inflation - constitue sans doute l'un des combats sociaux les plus ancrés dans notre histoire. C'est ce qu'expliquait Olivier Lecomte, professeur de finance à Centrale Paris, dans les colonnes de La Tribune[1] : « La flambée des cours des matières premières (charbon, pétrole, gaz naturel) et alimentaires (blé, riz, maïs...), entretenue par les aléas climatiques, l'accroissement de la demande et les politiques monétaires expansionnistes peuvent bousculer sérieusement l'ordre social. Ce n'est pas nouveau, on se contentera de signaler, dans notre histoire, la guerre des farines qui souleva le Nord de la France en 1775 suite à une augmentation brutale des prix du grain, préfigurant la marche des femmes sur Versailles une quinzaine d'années plus tard, pour aller chercher "le boulanger, la boulangère et le petit mitron" (le couple royal et le dauphin). La hausse des prix n'est pas la seule cause, mais assurément un détonateur puissant. » D'autant plus puissant que l'on demande aujourd'hui aux citoyens de se serrer la ceinture et d'améliorer leurs pratiques pour préserver l'environnement. Justice climatique, justice sociale... Quand la sobriété énergétique est mentionnée en même temps que les inégalités, la question de l'accessibilité refait surface : l'énergie pour tous ? Derrière le slogan, s'agirait-il de vains mots ? Dans leur enquête sur la notion de précarité énergétique[2], les chercheurs Johanna Lees, Florence Bouillon, Sandrine Musso et Suzanne de Cheveigné mettent en lumière une opposition nette entre le social et l'écologie : « Nos entretiens ont souvent été marqués par une tension entre l'attention à porter aux inégalités sociales et la prise en compte des enjeux environnementaux. Bon nombre d'associations partagent le sentiment selon lequel l'attention et les budgets alloués "migrent" du social vers l'environnemental. » Selon les chercheurs, de plus en plus de foyers « opèrent des choix entre les factures qu'ils privilégieront de payer et les budgets qu'ils pourront sacrifier. [...] Certains préfèrent avoir des arriérés de loyer (le cas est rare, car la peur de l'expulsion est importante), d'autres ne paient pas l'électricité. Certaines personnes font aussi le choix de payer leurs factures en se restreignant sur d'autres besoins de la vie courante, tels les déplacements ou l'alimentation. »

Pour limiter l'impact de la flambée des prix, des solutions existent. Mis en place par le gouvernement, le bouclier tarifaire a produit son effet. « Sans le bouclier tarifaire, l'augmentation des tarifs du gaz et de l'électricité serait d'au moins 100 % l'année prochaine. Soit une hausse de 120 euros en moyenne par mois et par ménage », a déclaré le ministre de l'Économie Bruno Le Maire. Une étude de l'Insee vient confirmer ses dires. Entre le deuxième trimestre de 2021 et celui de 2022, en cumulant la hausse des tarifs de l'électricité, du gaz et du pétrole, la facture d'énergie des ménages s'est alourdie de 28 %. « Cette hausse aurait été deux fois plus élevée sans le bouclier », assure l'institut. Ainsi, dans cette période périlleuse, on opte pour la stratégie du moindre mal : sans possibilité d'effacer l'inflation d'un coup de baguette magique, au moins essaie-t-on d'en limiter les effets sur la population.

[1] https://www.latribune.fr/opinions/20110118trib000592923/inflation-et-revolutions.html

[2] Johanna Lees, Florence Bouillon, Sandrine Musso, Suzanne de Cheveigné, Marie-Christine Zélem et Christophe Beslay (dir.), « La précarité énergétique. Enquête sur une nouvelle catégorie d'action publique », Sociologie de l'énergie : Gouvernance et pratiques sociales, CNRS Éditions, 2019.

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T 13

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Commentaire 1
à écrit le 05/03/2023 à 9:24
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L’accès universel, juste et équitable, aux ressources énergétiques est tout simplement la nourriture et l'eau, tout le reste n'est que superflue de confort ! ,-)

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