C'est peu dire que le sujet est surligné en rouge par l'état-major d'EDF. Alors que le gouvernement doit présenter en novembre un projet de loi visant à accélérer le raccordement au réseau des futurs EPR, sur fond de crise énergétique en Europe, la question de la pénurie de main-d'œuvre à l'origine d'une partie du fiasco de Flamanville menace de ressurgir à Penly, près de Dieppe, où doit être construite la première des six paires d'EPR promises par l'Elysée.
Au sein de la délégation normande d'EDF, on ne cache d'ailleurs pas une certaine inquiétude à l'approche de l'échéance. « Même en ne tablant que sur la moitié d'emplois locaux, les chantiers de génie civil occuperaient 98% des ressources humaines disponibles dans la région », expliquait il y a peu l'une de ses représentantes lors d'un colloque au Havre.
Des travaux herculéens
Il faut dire que, s'ils sont effectivement lancés, les chantiers en question s'annoncent titanesques et que le temps est compté. Dans le dossier qui sera présenté dans quelques jours aux participants du débat public*, EDF planifie un début des travaux en juin 2024. Et quels travaux ! Avant même la pose du « premier béton nucléaire » -selon la terminologie consacrée-, il faudra, ni plus ni moins, re-profiler la falaise qui avait déjà été creusée dans les années 60 pour permettre la construction des deux premiers réacteurs de la centrale. L'EPR nécessitant davantage d'espace que ses aînés, il faudra aussi gagner sur la mer avec l'édification d'une extension de 24 hectares, sans compter l'aménagement d'une immense « terrasse » en surplomb du site où sera assemblé le dôme. Et encore ne parle t-on pas des kilomètres de tuyauteries et autres infrastructures électriques.
Autant d'opérations complexes qui vont nécessiter la présence sur les lieux de centaines d'ingénieurs et de milliers d'opérateurs : jusqu'à 7.500 au plus fort des travaux. Une gageure au regard des difficultés de recrutement que connaissent les entreprises. L'ampleur du chantier renforcera « la tension locale sur de nombreux métiers », reconnaît d'ailleurs EDF dans le même dossier citant une étude socio-économique.
Si le groupe a regréé une bonne partie de son staff d'ingénieurs et de contrôleurs à la faveur de la construction de la centrale d'Hinckley Point outre-Manche, c'est au niveau des techniciens et de certaines spécialités -soudeurs, tuyauteurs, chaudronniers, mécaniciens de machines tournantes...- que les préoccupations sont les plus aigües. « Nos meilleurs soudeurs partent dans le golfe persique pour travailler dans les raffineries et sur les plateformes pétrolières où ils sont payés à prix d'or », constate Nicolas Vincent, secrétaire général de la section CGT de Penly, pour qui « il ne faut pas retomber dans les mêmes travers qu'à Flamanville avec des travailleurs détachés ».
Sébastien Jumel, député La France Insoumise de Dieppe, met lui aussi en garde. « Il n'est pas question qu'EDF importe des travailleurs de pays low cost ou siphonne tous les soudeurs du coin », tonne ce fin connaisseur (et partisan) de l'atome. L'inquiétude dont se fait l'écho le parlementaire est en partie partagée par les industriels de la place, engagés eux aussi dans des projets de décarbonation à plusieurs centaines de millions d'euros sur le littoral de la Manche et le long de la vallée de Seine. « Le problème est que nous allons tous avoir des besoins de main-d'œuvre similaires sur des pas de temps assez proches », souligne Emmanuel Schillwaert, délégué d'Engie pour la Normandie.
L'appareil de formation se met en ordre de bataille
Consciente de l'enjeu, la filière nucléaire multiplie les opérations séduction auprès de la jeune génération, notamment des femmes très minoritaires, et met les bouchées doubles pour étoffer l'appareil de formation. EDF est ainsi à l'origine -avec Orano, les CMN et Naval Group- de la création d'une haute école de soudure dans le Cotentin. Baptisée Hefaïs, elle accueille ses premières promotions en formation continue depuis cette rentrée et montera en puissance en 2023. Objectif : former 200 stagiaires par an en conditions réelles avec les contraintes inhérentes à l'atome. Le groupe proposera également, l'an prochain, des « Bourses d'études nucléaires » à destination des jeunes en CAP, Bac Pro et BTS de quatre lycées normands.
A cet exercice, le secteur peut compter sur la participation active de la Région dont la majorité n'a jamais caché son soutien à l'EPR. « Nous n'avons pas le nucléaire honteux et, pour nous, c'est un enjeu important », rappelle David Margueritte, vice-président en charge de la formation et l'apprentissage dont les services ont commencé à monitorer l'ensemble des formations disponibles pour repérer les trous dans la raquette. La collectivité planche également sur la création d'un chantier-école en réalité virtuelle.
L'Education nationale apporte sa pierre à l'édifice. La rectrice de l'académie de Normandie a inauguré fin septembre, à quelques kilomètres de la centrale de Penly, un nouveau cursus de « mécanicien en robinetterie industrielle en environnement nucléaire » en complément du BTS Environnement Nucléaire du lycée Neruda de Dieppe. Pour autant, l'effort reste trop limité aux yeux de la section CGT de Penly. « Les douze places allouées en BTS sont insuffisantes compte tenu des besoins », déplore son porte-parole.
Avoir ou pas des candidats, telle est la question
Mais créer de nouveaux parcours de formation est une chose, les remplir en est une autre. La jeune génération, dont on connaît le peu d'appétence pour les métiers de l'industrie, ne se bouscule pas pour les intégrer. Au dernier pointage, seuls 28 candidats s'étaient positionnés sur les 24 places proposées par l'académie dans sa nouvelle offre « robinetterie industrielle ». Difficile de parler d'une ruée.
Les dernières déclarations du gouvernement en faveur de la relance du nucléaire pourraient toutefois contribuer à inverser la donne en même temps que se dissipe le traumatisme suscité par l'accident de Fukushima. Au reste, les industriels du secteur enregistrent quelques signaux encourageants. La centrale de Penly qui a ouvert récemment trois postes d'agents techniques a ainsi reçu pas moins de 250 candidatures, apprend t-on de source syndicale. Serait-ce la fin du désamour ?
*Le débat se tiendra du 27 octobre au 27 février sous l'égide de la Commission nationale du débat public (CNDP).
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